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Le Cameraman



Le Cameraman est une œuvre singulière dans le parcours de Buster KEATON (grand génie du burlesque à l'instar de CHAPLIN). En effet, elle se situe à la charnière entre la liberté de l'acteur-réalisateur, et sa dépendance vis-à-vis de la MGM.

C'est pourquoi il m'a semblé intéressant d'analyser une séquence représentative du film, et de me pencher brièvement sur la critique sous-jacente de la MGM présente dans l'œuvre [ND Pierre, rédac chef : Haha Guillaume, t'es grillé, j'ai bien vu que tu refilais à Frames tes devoirs de licence de ciné ! Misérable caca de hamster !].


UN MOT SUR BUSTER KEATON...

Enfant de la balle, dès l'âge de 3 ans sur scène : au vaudeville, aux variétés et à l'acrobatie, le jeune KEATON partage la vie itinérante de sa famille (et fut surnommé Buster par Harry HOUDINI dès son plus jeune âge). En 1917, il tente sa chance de son côté, ayant acquis une certaine notoriété. Il se joint à la Comique Film Corporation. En 1919, le producteur de la firme crée les Buster Keaton Comedies : Buster tourne 19 courts-métrages. En parallèle, son premier rôle dans Ce crétin de Malec, en 1920, le consacre l'égal de Charlot. Se dessine avec Buster une silhouette imperturbable, un masque animé par le seul regard. En 1929, l'œuvre personnelle de Buster est achevée : la MGM abîme alors son image. Il se bat néanmoins pour deux films : Le Figurant et Le Cameraman, ses derniers films muets. Ils sortent à peu près indemnes. L'indépendance de KEATON est totalement rompue dès 1930 par son premier film parlant : Free and Easy. La MGM a acheté une vedette au sommet de sa gloire qui n'était ni propriétaire, ni actionnaire majoritaire de sa compagnie. Son équipe dissoute, la carrière de Buster est brisée.

Buster KEATON possède une très importante filmographie,
que ce soit en tant que scénariste, réalisateur ou acteur.


A ce moment, sa vie privée dérape également : il divorce d'avec Natalie Talmadge, elle le ruine et le sépare de ses deux fils en 1932. Ses autres mariages ne fonctionnent pas. Il se noie dans l'alcool, mais continue d'apparaître dans de nombreux films par la suite. Il meurt le 1er février 1966. Reconnu l'égal des plus grands, il est souvent comparé à CHAPLIN (comme ce dernier, il est mime, scénariste, acrobate et cinéaste). Mais son personnage, sa mise en scène, son univers sont différents de ceux de CHAPLIN. Un paradoxe existe entre l'inculture de KEATON et la richesse/la complexité de son art. Il y a chez lui un art de la composition du cadre. On observe une qualité de réel dans les plus extravagantes situations car l'acteur refusait tout trucage. L'espace est primordial et se prouve comme élément, une donnée agissante jusqu'à perturber sa nature, son identité (Les Cuirassés Flottant dans la 5ème Avenue : premier reportage de Buster dans le film étudié). L'univers Keatonien est envahi par les calamités : tornades, guerre civile, femmes en folie..., dont est victime l'innocent. Dans sa progression vers une victoire méritée, Buster déploie toutes les ressources d'une volonté tenace. Le but entrevu met en jeu une énergie exemplaire. La fin justifie les moyens.


LA CRITIQUE SOCIALE DU FILM

Sur fond d'histoire d'amour, il y a une critique de l'envers du décor dans les reportages d'Actualités de l'époque. Ainsi il faut acheter son propre matériel pour travailler : c'est le cas de Buster au début du film ; une personne -Buster- peut être refusée si un des employés le déconseille au patron, sans que ce dernier ne vérifie les compétences de la personne par lui-même.

Si un reportage est jugé bon, il est pris même si son auteur n'est pas reporter à la MGM : il y a recherche d'un choc esthétique/visuel à la MGM, à l'écart de toute règle/apprentissage pour les reporters (il s'agit de la scène où un incendie est déclaré et dans laquelle Lindsay explique à Buster qu'il peut tenter de faire un reportage même s'il n'a pas été embauché). Une personne -Buster- passe du statut d'homme convoité à celui de rebus, suivant qu'il y ait matière ou pas à faire des bénéfices pour la MGM. Ainsi, lorsque Buster annonce à la MGM qu'il a oublié de mettre une bobine quand il a filmé la guerre des Tong, il est rejeté par tous ceux qui l'entouraient quelques secondes auparavant. A l'inverse, quand il retrouve la bobine et que le patron l'a vu, Buster est de nouveau convoité...

Il y a également une critique de la passivité du cameraman dans ces reportages d'Actualités. Même s'il prend des risques (comme Buster au milieu de la guerre civile des Tong) le reporter recherche les meilleurs plans mais reste en dehors de l'événement. La possibilité de mettre en scène pour les reporters est également dénoncée (Buster falsifie la réalité lorsqu'il remet un couteau dans la main d'un des actants de la guerre des Tong). Enfin, le côté opportuniste du métier de reporter est montré avec l'ami de Lindsay qui en est la figure-type. S'y ajoute un certain égocentrisme dénoncé aussi dans le milieu du reportage (l'ami reporter de Lindsay réunit ces deux défauts à leur paroxysme quand celui-ci sauve sa peau et laisse Lindsay se noyer à la fin du film) : l'hypocrisie se dégage lorsqu'il se sauve et l'opportunisme lorsqu'il fait croire à Lindsay qu'il l'a sauvée.


ANALYSE DE LA SÉQUENCE FINALE DU FILM

En 1929 sort donc Le Cameraman, qui relate une histoire d'amour sur fond de critique des institutions créatrices des Actualités filmiques de l'époque. Dans la séquence que je me propose d'aborder ici, qui clôt le film, deux éléments ressortent de la mise en scène. D'une part le spectateur est distancié de la diégèse* [ND Pierre : Ouh là oui, t'es vraiment méga grillé], et d'autre part nous dénotons un jeu sur la structure du langage cinématographique qui renforce cette mise à mal de l'absorption diégétique. C'est pourquoi j'aborderai dans un premier temps l'effet de distanciation présent dans cet extrait (faisant écho à toute l'œuvre), puis me pencherai sur les particularités de la séquence au niveau des axes syntagmatique et paradigmatique* [ND Pierre : Mais alors grillé à un point...].

En premier lieu, le métalangage* caractérise l'extrait comme le film. C'est d'abord la double mise en abyme* qui saute aux yeux. En effet, la projection à l'intérieur de la première diégèse d'une seconde diégèse* crée un effet de mise en abyme, doublé par le fait que cette deuxième diégèse a été tournée à l'intérieur de la première peu de temps auparavant (lors du climax* de l'œuvre). Le second film fait donc référence au premier, il ne s'agit pas là d'un simple film dans le film.

De plus, il y a réversibilité des espaces [ND Pierre : Grillé, grillé, grillé comme un petit appareil courageux qui va sur mars] lorsque nous voyons à l'écran les spectateurs de la deuxième diégèse de face : l'en deçà et l'au-delà de l'écran* se confondent presque et nous assistons à un effet miroir. Le spectateur voit, de fait, le reflet de sa position, accentué lors du passage au noir avec le projectionniste mis en valeur par la lumière du projecteur.

Ensuite, à l'intérieur de la seconde diégèse, une analepse* [ND Pierre : Non sérieux, tu pensais vraiment t'en sortir impunément pauvre fou !] nous fait ré-assister à une des scènes de la guerre des Tong filmée par Buster. L'effet comique présent lorsque nous voyons la scène d'un point de vue extérieur la première fois est ici renforcé. De fait, pendant cette guerre civile, Buster tourne un maximum de scènes et dans l'une d'entre elles, remet un couteau dans la main d'un des protagonistes afin d'accentuer l'effet dramatique de ce qu'il filme. Cet acte revêt un aspect cynique qui critique d'abord les procédés du filmage des Actualités de l'époque (plus que valable encore de nos jours) mais surtout replace ainsi le spectateur dans sa position et le pousse à réfléchir sur ce qu'on peut lui montrer dans une salle de projection, donc le distancie de tout film, y compris celui qu'il est entrain de regarder. Le fait de revoir la scène dans la deuxième diégèse du point de vue de la caméra de Buster, d'autant que nous voyons le passage situé après que Buster ait remis le couteau à l'un des acteurs de l'action (la preuve en est par la position des deux hommes), nous rappelle la scène d'origine et le questionnement spectatoriel, mais également accroît le sentiment de fiction dans les reportages : nous sommes devant une fiction (la scène est truquée) existante à l'intérieur d'une autre fiction (le film). L'univers de la seconde diégèse nous semble alors encore plus éloigné de la réalité.

Par ailleurs, comme pour redoubler la critique des films d'Actualité, le passage du reportage de Buster que le singe a filmé dans la séquence précédente est le plus réaliste. Il représente objectivement ce qui s'est déroulé lors de la noyade de Lindsay. Ce moment de la seconde diégèse inverse l'effet dramatique : nous sommes à nouveau devant le sauvetage, cependant le rôle de la scène change. Là où le spectateur était inquiet, ici il est heureux en pensant à Lindsay qui voit ce qu'il ne pouvait pas lui dire la première fois. La question du rôle passif du spectateur est donc posée. Enfin, la fin de la projection dans le film évoque la fin proche du film lui-même. Une prolepse* pour rappeler au spectateur que la lumière va bientôt se rallumer dans la salle... De plus, le spectateur, étant face à l'instance spectatorielle du film, se retrouve au niveau de l'écran diégétique. Lorsque le patron de la MGM montre cet écran du doigt, il désigne ainsi le reportage mais aussi l'univers réel, l'en deçà de l'écran dans la boule spéculaire* [ND Pierre : Tiens au fait, ton prof t'a mis combien ?].

Ainsi la séquence de clôture distancie le spectateur à travers divers procédés, d'autre part la structure de cet extrait est particulière tant sur l'axe syntagmatique que sur l'axe paradigmatique.

Abordons donc la singularité de la structure de cette séquence finale. Tout d'abord, à la fin du sauvetage dans la seconde diégèse, nous assistons à l'effondrement de Buster, mais l'image du personnage à genoux provoque ici un effet contraire à celui éprouvé la première fois chez le spectateur. Le fait est que nous savons qu'au niveau narratif tout est différent. Nous ne sommes plus face au malheur d'un homme seul, déprimé. Nous savons que cette fois Lindsay voit en même temps que nous ce qui s'est réellement passé. L'image s'oppose alors au statut de Buster et ne se confond plus avec. D'un point de vue paradigmatique, un icône identique à un précédent revêt un sens différent. De plus, quand Lindsay va chercher Buster, la fête dont elle lui parle semble débuter dans la rue dès qu'elle l'évoque. Son geste du bras montrant l'étendue de cette fête paraît être à l'origine de l'agitation qui démarre aussitôt. Il s'agit en fait d'un cortège, Buster salue la foule et la remercie. Pour le spectateur, ce qui est dit par Lindsay étant immédiatement perçu dans le cadre, cela donne à l'image l'émotion et la joie de Buster à travers l'agitation festive. Cette conclusion nous ramène au tout début du film, quand Buster rencontre Lindsay dans une agitation identique. En plus, la même action précède le cortège : Buster tente de photographier quelqu'un. Nous retrouvons les mêmes indices sur l'arrivée de la foule avec quelques papiers qui flottent dans l'air en arrière-plan.

Une différence (et de taille) : au début l'agitation le dérange dans son travail initial et le mène à Lindsay (elle fait partie de la foule), tandis qu'à la fin Lindsay le perturbe dans son travail initial qu'il a repris (elle se place devant la caméra à l'image des deux hommes de l'incipit) pour le mener à la fête symbolisée par l'agitation en le tenant par la main.

Ensuite, l'incrustation d'un document authentique montrant le cortège est une inversion du principe du film : celui-ci nous a habitué à transformer en quelque sorte la fiction en réel puisque les reportages se font dans un univers imaginaire, le film, et sont donc par définition fictionnels mais ils nous sont montrés comme représentation du réel à l'intérieur de la diégèse. Ici le réel (un document authentique) est fictionnalisé, intégré dans l'univers diégétique du film. Pour terminer, cette dernière séquence est un raccourci de l'œuvre. Nous revoyons la caméra louable dans la vitrine ; Buster dans sa position d'origine (photographe de portrait) ; puis les principaux protagonistes de la MGM (dans la salle de projection : Lindsay, son ami et le patron) ; le reportage de Buster(et à travers ce reportage : le climax c'est-à-dire la guerre des Tong, et le sauvetage en mer) ; enfin, le final avec Buster et Lindsay qui vont fêter les débuts de Buster à la MGM et surtout leur union naissante. Ce raccourci dans le temps de la progression du personnage principal fait de la dernière séquence un syntagme* bien particulier.

Il s'avère donc que la fin du film Le Cameraman résume non seulement le principe de distanciation de toute l'œuvre mais en plus revêt une structure complexe qui l'éloigne du schéma narratif classique hollywoodien, malgré le happy end. Le réalisateur joue avec les codes qu'il a formulés le long du métrage, fait vivre des actions déjà vues précédemment en leur octroyant un sens nouveau, s'amuse avec son récit en créant une boucle et en faisant revivre l'histoire au spectateur en accéléré. A l'image de l'ensemble du film, cette séquence est riche plastiquement et de signification.


UNE DISTANCIATION PATENTE

Pour conclure, par-delà la critique sociale se dessine dans Le Cameraman une réflexion sur le spectacle cinématographique à travers la représentation des reportages d'Actualités de la fin des années 20, alors diffusés en salles. La position du spectateur est évoquée, et le film interroge ce dernier et le confronte au langage cinématographique pour lui rappeler qu'il subit un flot d'images duquel il doit absolument se distancier.

Guillaume Briquet




* Diégèse : l'univers fictionnel du film, le "monde" dans lequel agissent les personnages.

*
Axes paradigmatique et syntagmatique : axes virtuels empruntés à la linguistique. Sur l'axe paradigmatique, on travaille sur la possibilité de substitution des motifs dans l'œuvre et les conséquences sur la connotation dans l'oeuvre du choix du motif. L'axe syntagmatique est l'axe de la succession des unités dans l'œuvre. Dans un film, les images se succèdent sur cet axe.

*
Métalangage : au sens strict, le langage qui parle du langage. Ici le film qui parle du film.


*
Mise en abyme : la reproduction à l'identique d'une image seconde à l'intérieur d'une image première ou le fait de montrer une œuvre à l'intérieur d'une autre qui en parle avec les deux œuvres de même nature, comme ici deux films.

*
Seconde diégèse : un film dans le film.

*
Climax : le moment culminant d'un film.

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L'en deçà et l'au-delà de l'écran : l'écran sépare deux espaces, la salle et le monde fictionnel soit l'en deçà et l'au-delà.

*
Analepse : un retour en arrière dans la narration. Soit il est directement montré à l'écran, soit un élément nous renvoie à un moment antérieur dans le film.

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Prolepse : annonce par certains éléments d'événements postérieurs dans le film. Ici l'événement annoncé est la fin du film lui-même !

*
Boule spéculaire : le dispositif qui réunit deux espaces, l'un réel et l'autre virtuel, la salle et le monde fictionnel.

*
Syntagme : succession d'images audiovisuelles.


Fiche technique

- Titre original : The Cameraman.
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Origine : Etats-Unis - Noir & Blanc - 1 h 07 min.
- Date d'arrivée en France : 1928.
- Production : Buster KEATON.
- Réalisateur : Edward SEDGWICK.
- Scénario : Clyde BRUCKMAN et Lew LIPTON.
- Casting : Buster KEATON, Marceline DAY, Harold GOODWIN, Sidney BRACEY, Harry GRIBBON...
- Musique : - (film muet)
- Box-Office France : NC.
- Sortie DVD : pas prévue dans l'immédiat.

 

"Par-delà la critique sociale, Le Cameraman amène une réflexion sur le cinéma à travers la représentation des reportages d'actualités de la fin des années 20, alors diffusés en salles"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 














"Dans ce film, le spectateur est distancié de la fiction, et nous dénotons un jeu sur la structure du langage audiovisuel qui renforce cette mise à mal de l'absorption filmique"