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Les Dents de la Mer



En 1975 sort sur les écrans du Monde entier un long métrage d'épouvante qui remplit les salles autant qu'il vide les plages. Réalisé par le jeune Steven SPIELBERG, jusque là remarqué pour l'intéressant Duel mais alors affaibli par le flop de Sugarland Express, Jaws (en version française, les Dents de la Mer) narre la traque implacable d'un grand requin blanc mangeur d'hommes aux larges d'une station balnéaire touristique importante. En seulement 80 jours d'exploitation, le film deviendra le plus gros succès cinématographique de tous les temps (67 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis), terminant sa course aux alentours des 300 M$ de recettes mondiales. Rétrospectivement, il s'agit là du premier blockbuster de l'Histoire du cinéma, en sa qualité de "grosse machine hollywoodienne" exploitée en période estivale, et ayant littéralement cartonné au box-office.

Mais il faut savoir que le scénario de ce long métrage repose originellement sur un roman de l'écrivain Peter BENCHLEY, au style plutôt médiocre il faut bien l'avouer, et qu'il a subi toute une série d'étapes avant de devenir le succès planétaire que l'on connaît. Après avoir, comme il se doit, contextualisé le scénario, ce dossier s'attachera à en analyser deux fragments, que l'on confrontera aux séquences correspondantes dans le film.


A
U COMMENCEMENT ÉTAIT LE ROMAN

Tout est parti d'une photo publiée dans un quotidien américain, où l'on voyait un pêcheur exhiber fièrement sa prise de la veille : un requin de près de 200 kilos. Peter BENCHLEY, ancien journaliste du Washington Post et de Newsweek, et dorénavant écrivain de son état, reste alors traumatisé par cette image, lui qui avoue être fasciné par les squales depuis toujours. "Six mois plus tard, je me demandais encore ce qui se passerait si l'un des ces gros poissons accostait sur les rives américaines et refusait d'en partir", affirmait-il alors. En 1973, sa réponse prit la forme d'un roman, d'abord pressenti pour s'intituler Calme plat puis le Retour du Leviathan, avant d'adopter le titre définitif de Jaws (littéralement "mâchoires"), ingénieusement traduit par 'les Dents de la Mer', en version française.

A cette même époque, tandis que la rédactrice en chef de la revue féminine Cosmopolitan, nommée Ellen Gerly BROWN, feuillette sa propre revue, son mari tombe en arrêt sur la rubrique 'Livres' où Jaws fait l'objet d'une chronique, avec notamment la phrase "Ce n'est pas de la grande littérature, mais on pourrait en tirer un bon film". Or l'époux en question n'est autre que David BROWN, producteur entre autres de The Black Windmill (Contre une poignée de diamants -Don SIEGEL, 1974), et d'un certain Sugarland Express (Steven SPIELBERG, 1974). Il reconnaît alors que "le cinéma n'avait encore jamais raconté l'histoire d'un requin mangeur d'hommes, et je n'avais pas la moindre idée de la manière dont ce serait réalisable, mais j'ai tout de suite su qu'on tenait un sujet du tonnerre".

Peter BENCHLEY, alors contacté par le studio Universal, juge toute adaptation inutile, lui semblant irréalisable de domestiquer un requin autant que d'en concevoir un avatar robotisé. Mais ceci n'empêche toutefois pas la major de se lancer dans l'aventure, moyennant quoi les producteurs BROWN et Richard D. ZANUCK achètent les droits d'adaptation cinématographique pour la fort modique somme de 175.000 $.

C'est alors que, se trouvant dans le bureau de ZANUCK, le jeune Steven SPIELBERG vole un des exemplaires du livre en question. Celui-ci pense découvrir une histoire de dentiste -trompé par le sens du mot "mâchoires" de Jaws- mais se rend très vite compte de l'envergure proprement cinématographique du récit et, après avoir dévoré le roman en un week-end (et s'être confondu en excuses pour le vol), se propose à ZANUCK pour la mise en scène du film. Seulement, le projet a déjà un réalisateur en la personne de Dick RICHARDS (March or Die, Death Valley), mais SPIELBERG insiste tant et si bien pour être le metteur en scène, qu’il est aussitôt contacté lorsque RICHARDS se désiste, trois semaines plus tard.

Couverture française du roman original

Première étape, celle qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de ce dossier : la réécriture du script, Steven SPIELBERG tenant à resserrer l'histoire sur la chasse au requin. Se pose néanmoins un véritable problème : l'influente Guilde des Scénaristes hollywoodienne menace d'entamer une grève de longue durée. "Alors on a fait appel à moi, explique Peter BENCHLEY. Je n'avais jamais vu un scénario de ma vie, et j'ai dû improviser une narration totalement linéaire en éliminant toutes les scènes qui n'étaient pas essentielles à la progression de l'action". De nombreux passages à caractère pornographique présents dans le roman passent à la trappe (nous aurons l'occasion d'y revenir), et un scénariste de secours, Carl GOTTLIEB, est rapidement engagé pour ajouter une véritable dimension psychologique à ce qui, sous la plume débutante de BENCHLEY, se résumait à une chasse sans pitié contre un monstre marin assoiffé de sang.

Cinq versions plus tard, après que le scénario ait été réécrit en grande partie par GOTTLIEB et SPIELBERG lui-même, et soit passé entre les mains de John MILIUS (futur réalisateur de Conan le Barbare -1982) et du dramaturge Howard O. SACKLER, le film obtient le feu vert des producteurs et se tournera dans une station balnéaire durant le mois de mai 1974, pour un budget de 2,5 M$. La suite est connue : un grand film d'épouvante, pour un carton planétaire. Le roman original de Peter BENCHLEY, quant à lui, atteindra les 6 millions d'unités vendues.


ANALYSE CROISÉE DE FRAGMENTS DU SCÉNARIO
DU ROMAN ORIGINAL A L'ADAPTATION CIN
ÉMATOGRAPHIQUE FINALE

Afin de mieux saisir les suppressions, ajouts et nuances apportés par le film par rapport au script original, il convient d'étudier concrètement quelques extraits choisis, en l'occurrence deux brèves séquences présentes au début du récit, tout à fait symptomatiques des libertés prises entre le texte littéraire initial et le film tel que nous le connaissons. D'une part nous nous arrêterons sur la description du couple Brody dans l'intimité qui, nous le verrons, diffère sensiblement en passant du roman à l'écran, et d'autre part étudierons la découverte d'un premier cadavre humain sur la plage, suite à l'attaque nocturne du grand requin blanc, avec là aussi un parti-pris de mise en scène bien différent du traitement original.

Commençons donc avec l'intimité du couple Brody, ménage constitué de Martin Brody, interprété par Roy SCHEIDER dans le film, et d'Ellen Brody, incarnée par Lorraine GARY à l'écran. Cette séquence intervient en tout début de récit, juste après une séquence d'ouverture sanglante. Confrontant cette séquence au texte original, penchons-nous en premier lieu sur la psychologie des personnages, qui diffère sensiblement.

Dans le roman, Martin Brody apparaît comme un individu foncièrement lubrique, qui fantasme dans ses rêves alors qu'il est marié, mais regarde aussi ouvertement les jeunes filles : "il se surprenait à contempler d'un œil égrillard les minettes aux jambes fuselées qui caracolaient dans les rues, leur poitrine libre tressautant sous d'immatériels sweaters". Néanmoins il en reste gêné, à la fois vis-à-vis de son épouse, et parce qu'il prend conscience de son âge déjà mûr, qui le fait lorgner vers des personnes nettement plus jeunes, accentuant sa frustration. Il n'y a rien de tout cela dans le long métrage, d'une part en raison d'une focalisation permanente autour du requin blanc mangeur d'hommes dès que l'existence de celui-ci est avérée, mais surtout rien ne vient un seul instant sous-entendre la possible lubricité du chef Brody, bien trop préoccupé par le bien-être et l'union de sa famille. La présence d'un chien n'est d’ailleurs pas anodine, car elle consolide davantage le foyer et le rend plus "stable", installé.

Le couple Brody

Le livre original montre en outre un Martin Brody râleur, du moins à l'autorité indiscutable sur ses subalternes, au vu du ton qu'il adopte immédiatement au téléphone. Dans le long métrage la situation est encore différente : le coup de fil imprévu prend cette fois place dans la cuisine, alors que le couple est déjà levé et sur le point de petit-déjeuner. Martin n'est cette fois pas en colère, mais s'étonne simplement -à juste titre- de la nouvelle : "En général ils sont ramenés par les vagues ou bien ils flottent, expliquez-moi…". Le spectateur reste par ailleurs étranger à la discussion et il lui manque à ce stade du film des informations, puisque l'on n'entend pas l'interlocuteur. Le film joue énormément sur la suggestion et le non-dit, pouvant être catalogué de film d'épouvante, là où le livre explicite chaque élément, au point d'offrir un récit nettement plus horrifique. Nous y reviendrons à l'occasion de la deuxième séquence.

Passons au personnage d'Ellen Brody, largement plus développée dans le texte littéraire initial. En premier lieu, il est fait mention de son âge : 36 ans, et du fait qu'elle "fasse jeune". Assurément, son personnage est plus mûr dans film, et semble être davantage quinquagénaire. Surtout, le roman nous en apprend beaucoup sur le passé de ce personnage féminin, et sa rencontre avec Martin. Beaucoup aussi sur ses regrets quant à sa vie actuelle, imputant la faute à son mari ("elle était malheureuse, ce dont elle rendait son mari responsable dans une large mesure"). Cette dimension est totalement éludée dans le personnage tel qu'il nous apparaît dans le film, et le roman livre une foultitude d'anecdotes dont le long métrage ne fait nullement état ou même allusion. Ellen Brody reste par ailleurs un personnage peu exploitée dans l'adaptation cinématographique, tout juste voit-on l'importance et le temps qu'elle accorde à la cellule familiale, toute dévouée qu'elle est à son mari et à sa progéniture. Toutefois, une ou deux anecdotes relatées restent plausibles, sinon cohérentes avec les personnages dépeints dans le long métrage : ainsi cette vocation évoquée de Martin, qui ambitionnait déjà tout jeune de devenir "le chef de la police locale". On sent également, dans les deux versions de Jaws, une même Ellen élégante, retenue et réservée. Enfin, le film fait furtivement allusion au fait qu'ils aient vécu par le passé à New York.

Néanmoins le couple décrit dans le roman semble clairement éteint, avec une absence insistée de relation sexuelle, entre un époux voyeuriste et une femme rongée par les remords. Le manque de dialogue est particulièrement flagrant, là où règne une véritable complicité dans le long métrage. Martin explique rapidement l'objet du coup de téléphone à sa femme tandis qu'il part rapidement sur les lieux du drame, et tous deux échangent sourires et gestes tendres, donnant l'image d'une famille très soudée. Le simple mot d’Ellen, "fais bien attention à toi", est foncièrement révélateur. Cette différence très marquée par rapport au récit original renvoie bien évidemment à la conception familiale chère à SPIELBERG, valeur fondamentale qui jalonne toute sa filmographie.

On notera par ailleurs la présence de longues tirades dans le roman, largement élaguées dans l'adaptation cinématographique. Là encore, les deux versions contrastent étonnamment, le roman se montrant bavard là où le film privilégie l'ellipse et la suggestion, tant visuelle que verbale -à l'exception de quelques scènes ponctuelles particulièrement volubiles, justifiées par la construction dramatique.

Un dernier élément reste à souligner, en commun aux deux versions (une fois n'est pas coutume). L'action décrite se déroule en été dans les deux cas, ce qui reste nécessaire et justifié étant donné les -futures- attaques répétées du squale, en pleine période touristique. Martin Brody demande en tout début de séquence, alors qu'il est à peine émergé de son sommeil, "comment ça se fait qu'on n'avait pas le soleil jusqu'ici ?". Réponse amusante de l'épouse, faussement justificative : "C'est parce qu'on a acheté en automne, et que l'été approche". S'ensuit alors un autre trait de malice, lorsque Martin imite l'accent d'Amity, "[les enfants] sont dans le jardaing, ils risquent rieng, ils sont pas bien loing". L'humour reste d'une façon générale absent du récit original, tandis que le film en tire partie pour crédibiliser dès le début le couple Brody en créant entre les deux époux une véritable complicité.

Passons à la deuxième séquence que nous nous proposons d'étudier. Celle-ci, qui suit l'extrait analysé juste auparavant, est plus brève mais non moins déterminante, puisqu'elle concerne le premier cadavre humain trouvé sur une plage d'Amity.

Le traitement est bien différent entre les deux versions, une fois encore. Le texte original nous donne à voir le subalterne de Brody se pencher et toucher le sol pour dégager ce qui s'avérera être les restes du corps de la jeune fille, laminés et déchiquetés. Le roman décrit précisément ce que l'on distingue dans le charnier en s'arrêtant sur des détails sordides, tandis que l'image du film, pour aussi répugnante qu'elle soit, laisse tout juste deviner une main féminine et de vagues morceaux de chair.

Un autre élément assez révélateur des différences de parti-pris entre BENCHLEY et SPIELBERG réside dans le fait de faire littéralement vomir ou non les protagonistes. Le romancier, lui, n'hésite pas à faire régurgiter ses personnages, tandis que l'officier du film observe juste un dégoût bien compréhensible, son mal à l'aise étant perceptible lorsqu'il tombe au sol, le regard pétrifié et désespéré. Peter BENCHLEY fait enfin vomir les deux autres personnes présentes sur les lieux du drame, tandis que les protagonistes du long métrage restent maîtres d'eux jusqu'au bout, évitant ainsi que le récit ne verse dans le sordide.

Macabre découverte...

Le même coup de sifflet interpelle Brody dans les deux versions, mais le film introduit un élément supplémentaire, puisque le chef Martin s'enquiert d'abord de poser des questions au jeune homme avant d'arriver sur les lieux à proprement parler -il n'y a rien de tel dans le livre. Dans le roman enfin, Brody déconseille en premier lieu à Cassidy -le jeune ami de la défunte- de s'approcher du charnier, afin de le préserver de ce genre de scène traumatisante, avant de l'inviter tout de même à identifier la victime. Mais dans le film le chef Brody se garde bien de tenir le jeune homme à l'écart, même si ce dernier comprend rapidement ce qui a pu se passer. Brody reste enfin longuement silencieux, et horrifié mais gardant la tête froide, il tourne sa tête vers le large : le spectateur, qui n'est pas dupe, pense lui aussi à un requin ou du moins à un monstre marin, le titre du film étant assez clair à ce sujet.

Globalement donc, nous constatons une description plus fouillée et sordide dans le texte initial, qui met délibérément le lecteur mal à l'aise, là où l'œuvre cinématographique privilégie la suggestion, l'ellipse et une ambiance plus psychologique. Paradoxalement, cette atmosphère indispose encore davantage, puisqu'une grande part d'imagination est laissée au spectateur, notamment lors de la séquence dans le bateau de fortune parti à la chasse du grand requin blanc, où les protagonistes évoquent un carnage mémorable. Il n'y a aucune image concrète du massacre en question, mais le récit a une telle force d'évocation qu'il procure de véritables frissons, ce qui se révèle au final bien plus efficace et effrayant qu'une séquence éculée issue d'un film d'horreur, où l'hémoglobine coulerait à flot…

Petite anecdote sans véritable importance -dans le sens où elle n'appelle aucun enjeu, mais qu'il peut être amusant de signaler : l'écrivain Peter BENCHLEY fait ce que l'on appelle un cameo dans le long métrage (apparition furtive sous forme de clin d'œil), sous les traits d'un journaliste préoccupé par les massacres survenus à Amity, tout comme Steven SPIELBERG, qui intervient donc dans son propre film. Les deux auteurs véritables de Jaws, l'instigateur du récit comme le metteur en scène final, se retrouvent ainsi réunis au sein de leur scénario commun.


CONCLUSION

Enorme carton au box-office mondial, Jaws tisse sa trame narrative à partir de l'intrigue du roman original rédigé par Peter BENCHLEY, également impliqué dans la réécriture du script, en vue de l'adaptation cinématographique en question. Toutefois les différences sont multiples entre les deux versions, les éléments à tendance pornographique du texte littéraire initial passant à la trappe, au profit d'une dimension psychologique et d'un climat suggestif nettement plus travaillés, améliorant la qualité objective du long métrage. Il est en effet intéressant de constater que le récit ayant servi de support de base au scénario du film reste inférieur en qualité d’écriture, de parti-pris dans l'évolution dramatique et de psychologie des personnages par rapport au film sorti en salles. Sur ce dernier point justement, le roman rend très difficile l'identification à l'un ou l'autre des protagonistes, à commencer par Martin Brody qui apparaît bougon, vulgaire et même lubrique. Dans le film en revanche, le personnage campé par Roy SCHEIDER est très sympathique, tour à tour jovial, ouvert et sensible, tout à la fois attaché aux siens et homme de parole.

Jaws est symptomatique de ce qu'un roman plutôt anecdotique peut accoucher d'une œuvre cinématographique aux retombées impressionnantes, puisque l'impact auprès du public fut et demeure traumatisant, et que dès lors Hollywood s'est mis à produire de plus en plus de blockbusters avec la volonté constante de réitérer l'exploit de Jaws au box-office. En cela, le film de Steven SPIELBERG est sans doute l'un des tous premiers longs métrages s'inscrivant dans la période moderne de l'Histoire du septième art.

Gersende Bollut

Steven SPIELBERG dans la gueule du grand blanc !

Fiche technique

- Origine : Etats-Unis - Couleurs - 2 h 04 mn.
Interdit aux moins de 12 ans.
- Date de sortie France : 18 juin 1975.
- Production : David BROWN.
- Réalisateur : Steven SPIELBERG.
- Scénario : Carl GOTTLIEB et Peter BENCHLEY.
- Casting : Roy SCHEIDER (Martin Brody), Robert SHAW (Quint), Richard DREYFUSS (Matt Hooper), Lorraine GARY (Ellen Brody)...
- Musique : John WILLIAMS.
- Box-office France : NC.
- Sortie DVD : 11 juillet 2000 / rééd. le 6 septembre 2005.
- Lien Internet : http://www.jaws30.com

Les propos rapportés dans ce dossier sont issus pour majorité du making of présent sur l'édition 25ème anniversaire du DVD des Dents de la Mer, et de différentes coupures de presse internationales.

 

"Les Dents de la Mer reste le premier blockbuster de l'Histoire du cinéma, en sa qualité de "grosse machine hollywoodienne" exploitée en période estivale, et ayant littéralement cartonné au box-office"