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Le dictateur

Appréciant beaucoup l'univers de Chaplin, Le dictateur est, avec Monsieur Verdoux, le long métrage du réalisateur qui a ma préférence. S'il est en effet un film fortement ancré et marqué par la réalité et le contexte politique de son époque, c'est bien celui-ci… Frames se propose aujourd'hui de revenir sur ce long métrage important (régulièrement cité lors des anthologies de films), notamment sur son contexte historique et sur l'accueil critique et public qui lui fut réservé…


RESITUONS LE CONTEXTE


Sur le plan personnel, il faut savoir que Le dictateur (40) fut tourné après Les temps modernes (36), et avant Monsieur Verdoux (47), ce dernier accélérant d'ailleurs le divorce de Chaplin avec le pays qui l'avait accueilli en 1910… Après Les temps modernes donc, Chaplin s'éloigne plus que jamais du monde hollywoodien, et songe un moment à s'installer à Londres. De retour du voyage autour du monde qu'il a effectué après la sortie des Lumières de la ville, Chaplin n'a pu que constater le changement qui s'est opéré : "Maintenant que j'étais rentré en Californie, il me semblait avoir retrouvé un cimetière. Douglas [Fairbanks] et Mary [Pickford] s'étaient séparés, mon univers n'existait plus…". Il y tournera néanmoins encore plusieurs films, dont Le dictateur, qui relancera le débat sur ses idées politiques comme nous allons le voir, avant qu'un nouveau scandale, relayé par le groupe de presse Hearst, vienne encore une fois mettre sa vie privée sur le devant de la scène (il se voit en effet intenter un procès par Joan Barry, en reconnaissance de paternité. Reconnu non coupable, il sera cependant condamné à verser une pension alimentaire à la plaignante).

S'inspirant d'une idée d'Alexander Korda, Chaplin annonce donc en 1938 qu'il prépare un film sur Hitler. La gravité du sujet n'a d'égal que la boutade dont Chaplin l'accompagne. Il a, dit-il, une raison personnelle d'en vouloir à Hitler : ce dernier lui a pris sa moustache. Fort de cette similitude, Chaplin jouera le rôle du dictateur et d'un barbier juif. Ce premier scénario provoque des réactions immédiates en Allemagne, où l'on n'admet pas que le Führer soit ridiculisé sous les traits d'un "petit juif méprisable, mesquin et avide", ainsi que le qualifiera Goebbels. Sous la pression des milieux diplomatiques allemands, qui menacent les producteurs américains d'un boycott de leurs films, Chaplin abandonne son projet. Dans les premiers mois de 1939, cependant, Chaplin écrit un deuxième scénario, l'un des plus élaborés jamais écrit pour un film d'Hollywood, qui lui vaut des lettres de menaces de la part des organisations pro nazies et une mise en garde de la Commission des activités anti-américaines, qui enquête alors contre tous ceux qui manifestent pour la cause alliée. Devant la virulence de l'offensive isolationniste suscitée par la récente déclaration de guerre en Europe, Chaplin doit pendant quelques mois interrompre la réalisation de son film. Le dictateur (The Great Dictator en version originale) sera présenté à New York le 15 octobre 1940…

L'avertissement placé en ouverture du film déclare au public, parodiant la fameuse formule : "Toute ressemblance entre le barbier juif et le dictateur Hynkel est due à une pure coïncidence".


LES PARTI-PRIS DU FILM



L
a première partie du film se déroule sur le front. Après quelques actions plus ou moins heureuses, le barbier, qui évoque le héros de Charlot soldat, se retrouve aux commandes d'un avion que le capitaine Schultz (Reginald Gardiner), blessé, a dû abandonner. Charlot ne parvient pas à redresser la situation, et l'avion s'écrase. Les deux occupants s'en sortent, mais le barbier ne se souvient plus de rien. Pendant ce temps, Adénoïde Hynkel arrive au pouvoir en Tomania. Revenu dans sa boutique, le barbier reprend conscience et tombe amoureux d'Hannah, la jeune orpheline que joue Paulette Godard. Le répit sera de courte durée. Devant l'antisémitisme montant, Schultz, qui a pris le parti des juifs, se réfugie dans le ghetto. Alors qu'il essaie de convaincre plusieurs de ses habitants de supprimer le tyran, les soldats font irruption, obligeant Schultz et le barbier à prendre la fuite. Ces derniers seront pris et jetés dans un camp, tandis que, de son côté, Hannah parvient à se réfugier en Austerlich, pays voisin qu'Hynkel projette d'envahir. Pour cette opération, Hynkel voudrait obtenir l'accord de Napaloni (Jack Oakie), dictateur de Bactérie, qu'il invite à lui rendre visite. Un accord conclue l'entrevue.

Pendant ce temps, le barbier et Schultz, évadés et revêtus d'uniformes d'officiers supérieurs, parviennent dans une petite ville où des troupes sont massées dans l'attente du dictateur. Mais c'est le barbier qui arrive et qui est pris pour Hynkel. Ce dernier, qui chassait le canard à bord d'une petite barque, a été entre-temps arrêté par ses propres soldats… qui l'ont confondu avec le barbier évadé !

L'invasion d'Austerlich est devenue une réalité. Des tanks sortent des meules de foin, et Hannah est malmenée par des soldats qui s'installent dans sa ferme. La capitale, soumise, attend le conquérant, qui doit prononcer un discours. Mais ce sera le barbier que l'on verra monter péniblement à la tribune, où s'inscrit en lettres gigantesques le mot "liberté", et qui, sous l'œil soupçonneux de ses lieutenants Garbitsch et Herring, lancera un vibrant appel à l'humanité. Le visage de l'orateur se fond alors pour laisser apparaître celui d'Hannah, qu'un sourire d'espoir irradie.

Chaplin a pris dans ce film le parti de la bouffonnerie, faisant d'Hynkel et de Napaloni des fantoches. Leur rencontre sera l'occasion d'incidents burlesques avec tartes à la crème parfaitement orchestrés. Le barbier, qui reprend à quelques détails près le costume de Charlot, se trouve une nouvelle fois le héros d'un combat à la David et Goliath, que mimait à l'heure du sermon le Charlot du Pèlerin. Ce prêche annonçait le discours final du Dictateur. Entre-temps, le cinéaste est passé au parlant, et l'histoire a rendu le verbe à la fois destructeur et dérisoire.

Ce troisième film sonorisé de Chaplin est le premier dialogué, le premier à prendre les mots en compte. Chaplin leur joue quelques tours. Si les patronymes sont politiquement transparents, celui du ministre de la Propagande, Garbitsch, se prononce aussi comme garbage, c'est-à-dire "ordures", tandis que la double croix qui remplace la croix gammée nous renseigne immédiatement sur le parti qui l'a prise pour emblème, double-crossed signifiant "trahi", "trahison".

Chaplin s'est cependant ménagé un registre conforme à son goût pour la pantomime : "En Hitler, je pouvais haranguer les foules en charabia, et dire tout ce que je voulais ; en vagabond, je pouvais rester plus ou moins muet", dira le cinéaste. Prouvant l'harmonie que permet une simple illustration sonore, cette séquence où l'on voit le barbier raser l'un de ses clients en parfait synchronie avec la Cinquième danse hongroise de Brahms ! Une scène concilie particulièrement le double souci de Chaplin, celle où la radio recrache le discours éructant d'Hynkel, qui provoque chez le barbier qui les entend une gestuelle convulsive. Le discours final réalise la fusion contradictoire des deux protagonistes, le message dont est porteur le barbier juif-Charlot passant par la bouche d'un homme, Hynkel, dont la voix, relayée par des hauts-parleurs, atteint des milliers d'êtres à travers le monde.

Attardons-nous un instant sur la scène inoubliable du globe terrestre. Cette scène, la plus célèbre du film, possède l'universalité de la métaphore : Hynkel jongle avec une mappemonde, accumulant, selon un ballet parfaitement réglé, des postures ridicules. Chaplin présente d'abord le personnage de manière démoniaque : il s'avance, conquérant, vers ladite mappemonde (et d'ailleurs l'éclairage expressionniste lui confère un statut maléfique). Une fois le globe éclaté, Hynkel pleurniche comme un enfant contrarié. Sa folie est de considérer le monde comme un jeu, de se croire grand seigneur alors qu'il n'est qu'un enfant attardé et ridicule !…

Concernant les critiques faites à Charlot, celles-ci vont se cristalliser précisément sur le discours final, jugé grandiloquent, trop long -il dure quand même six minutes- et d'un humanisme à bon marché, voire suspect selon certains. D'autres lui reprocheront d'avoir désormais un message, comme Louis-Ferdinand Céline qui exprimera cette opinion au moment de la sortie d'Un roi à New York dans une interview parue dans Télémagazine : "Avant le parlant, Charlie Chaplin était admirable. Aujourd'hui, il est minable. Il s'obstine maintenant à faire de la philosophie. Il a un message. C'est drôle, n'est-ce pas ?".

"Je suis navré mais je ne désire pas être empereur. Ce n'est pas mon affaire. Je ne veux ni régenter ni conquérir quoi que ce soit. J'aimerais aider chacun si possible, les chrétiens, les juifs…". Tels sont les premiers mots de cet appel au combat pour la liberté. L'exhortation faite aux soldats, présentés jusque-là comme des automates mécanisés par Hynkel : "Vous n'êtes pas des machines ! (…) Vous êtes des hommes !" prolonge non sans emphase le propos contenu dans Les temps modernes. Le dictateur n'est cependant pas un film de propagande à la manière de Charlot soldat. Il se veut éminemment politique, transcendant le contexte politique. Et c'est Chaplin lui-même qui, à travers la bouche du barbier, nous livre la leçon que son personnage et lui retirent de leurs aventures passées.

La dernière partie du discours s'adresse sur un ton prophétique à Hannah : "Où que tu sois, Hannah, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah, les nuages se dissipent. Le soleil les transperce. Nous sortons de l'obscurité pour entrer dans la lumière ! Nous entrons dans un monde nouveau… un monde meilleur… où les hommes s'élèveront au-dessus de leurs appétits, de leur haine et de leur brutalité. Regarde, Hannah ! On a donné des ailes à l'âme humaine… et enfin l'homme commence à s'élever. Son âme s'élève vers l'arc-en-ciel, dans la clarté de l'espérance, vers l'avenir, vers l'avenir glorieux… qui t'appartient… qui m'appartient, comme à chacun de nous tous ! Lève les yeux, Hannah ! Regarde vers le ciel, Hannah, as-tu entendu ? écoute !".

Hannah, le prénom de la jeune juive incarnée par Paulette Goddard, est aussi celui que portait la mère de Chaplin. Le film a donc relancé le débat sur les origines juives du cinéaste, qui déclare en 1940 : "Je ne suis pas juif. Je n'ai pas une goutte de sang juif. Je n'ai jamais protesté quand on disait que j'étais juif car j'aurais été fier de l'être". Mais en 1946, il fait la remarque suivante : "On dit de moi : "Chaplin est juif". C'est vrai je ne l'ai jamais nié. Mais je ne l'ai jamais souligné".

Quoi qu'il en soit, Chaplin a voué au peuple juif une réelle admiration, qui transparaît particulièrement dans le rôle d'Hannah, jeune orpheline élevée dans le ghetto. Il la dote d'une bravoure, d'une pugnacité, même, qu'il est rare de voir attribuer publiquement aux juifs à cette époque.


LA RÉACTION CRITIQUE ET PUBLIQUE



Lors de sa sortie en France en 1945, Le dictateur ne pouvait pas laisser indifférente une population qui avait été concernée avec une telle violence par les événements dont ce film s'inspirait. Mais pour ses reprises en 1958 et 1972, ce chef-d'œuvre fit enfin l'unanimité.

Certains l'ont d'abord vu comme un véritable brûlot politique (que le film assumait). "Peut-être certains spectateurs seront-ils déroutés par ce film. Ils attendaient une farce et Charlot leur apporte un message. Il est symptomatique que Chaplin se tourne si résolument vers les problèmes de notre temps et souligne avec tant de netteté la portée politique du cinéma" (La Marseillaise, 1945).

"Aujourd'hui, en revoyant Le dictateur, nous nous demandons comment des peuples entiers ont pu prendre au sérieux ces deux fantoches ridicules : Hitler et Mussolini. Car le plus ahurissant, c'est que la charge n'est même pas grossière. Regardez ces bandes d'actualités de l'époque : ils étaient comme ça !" (Télérama, 72).

Mais parfois le film fut également mal perçu, comme le Populaire qui déclarait, à la sortie du film, qu'il s'agissait d'"une caricature très appuyée du nazisme s'accommodant mal de grosses clowneries, des pots de peinture ou de crème fouettée jetés en pleine figure, des coups de poêle à frire sur la tête… de tout l'attirail habituel qui a toujours souligné le comique réel de Charlot (…). Nous avons connu de trop près l'horreur et l'atrocité du drame. Notre esprit se refuse, pour l'instant, à le voir traité en parodie, celle-ci fût-elle parée de tout le génie de Charlie. Il convient toutefois d'ajouter que Le dictateur fut tourné en 1939. C'est une explication et, dans une certaine mesure, une excuse…".

Enfin la question de savoir, lors de ses deux ressorties, s'il ne s'agissait pas d'une œuvre démodée, s'est posée. A cela, Lettres françaises en 58 écrivait que "le génie ne se démode pas. Avec le temps qui s'écoule et les événements, l'actualité ancienne prend une nouvelle contemporanéité. Les mots de 1940 (…) se renouvellent et deviennent toujours plus brûlants. Nous vous devons beaucoup, nous vous devons toujours davantage, Monsieur Charles Chaplin". De même, le cinéaste François Truffaut, en 78 dans Arts, louait le fait que "le dictateur [ait] vieilli et c'est heureux. Il a vieilli comme un éditorial politique, comme le J'accuse de Zola, comme une conférence de presse. C'est un admirable document, une pièce rare, un objet utile devenu objet d'art". Et nous conclurons ce tour d'horizon de la critique du film dans la presse par l'avis du Monde (lors de la deuxième sortie, en 78), qui déclare : "On s'aperçoit aujourd'hui que, loin d'être une œuvre de circonstance destinée à se démoder, Le dictateur avait déjà pris rang dans l'histoire, en 1940, par son aspect dénonciateur et prophétique".

Caricature sans pitié d'un homme et d'un régime haïssables, Le dictateur est aussi l'un des films de Chaplin qui inspira le plus les caricaturistes. Le dossier de presse, réalisé par la "United Artists" à l'attention des journaux américains et des dirigeants de salles de cinéma, fit ainsi la part belle à ces dessinateurs de talent. Les deux affiches françaises notamment mirent en scène la cocasserie issue de la ressemblance toute volontaire entre le barbier et Hynkel. Mais qu'on ne s'y trompe pas : derrière toute cette promotion affichant un humour bon enfant se cache un film d'une rare férocité qui valut à son auteur d'innombrables démêlés avec le FBI. Accusé d'entretenir des liens avec le parti communiste, Chaplin devait par la suite pâtir durant de longues années de ses audaces…

Tous les superlatifs ont été employés pour qualifier le génie de Chaplin et tous étaient justifiés. Les mots manquent même pour décrire la profondeur et la beauté de son Œuvre, qui offre une vision du monde à la fois tendre et cruelle. Tout ou presque a déjà été dit et analysé dans ses films, et pourtant le secret de l'art de Chaplin réside dans son extraordinaire simplicité qui fait qu'à chaque nouvelle vision, c'est comme un monde neuf, jamais vu, qui se dévoile sous nos yeux. Son œuvre n'a pas pris une ride. Et la récente découverte d'archives (fin inédite, images du tournage, etc) filmées par le frère aîné de Chaplin (qui ont été dévoilées à la Berlinale) la rend plus que jamais d'actualité...

En plus d'être un chef-d'œuvre incontesté du septième art, Le dictateur est donc un brûlot politique fortement ancré dans le contexte politique (Seconde Guerre Mondiale) et social (les ghettos où sont réunis les juifs) de son époque. Et si certains aspects demeurent un peu "naïfs" ou évasifs avec le recul, les camps de concentration étant par exemple passés sous silence -à sa décharge on peut dire que ceux-ci n'étaient pas encore découverts, du moins étaient-ils alors soupçonnés-, Le dictateur est avant tout une parodie de l'Histoire, non exempte de message humaniste de la part du réalisateur. Rendre "comique" une tragédie bien réelle (avec bien plus de talent que BENIGNI avec sa Vie est Belle), tel est le génie de ce grand tragédien.

Gersende Bollut

Le Dictateur ressort en salles en décembre 2002 en version restaurée.


Fiche technique

- Titre original : The Great Dictator.
- Origine : Etats-Unis - Noir & Blanc - 2 h.
- Date de sortie France : avril 1945.
- Production : Charlie CHAPLIN.
- Réalisateur et Scénario : Charlie CHAPLIN.
- Casting : Charlie CHAPLIN, Paulette GODDARD, Jack OAKIE…
- Musique : Charlie CHAPLIN, inspiré de WAGNER et BRAHMS.
- Box-Office France : 8.028.720 entrées.
- Sortie DVD : 20 août 2001 (réédité fin 2002 chez MK2).
- Lien Internet : http://users.swing.be/goodlook/tpphist.htm

 

"L'avertis-
sement placé en ouverture du film déclare au public, parodiant la fameuse formule : "Toute ressemblance entre le barbier juif et le dictateur Hynkel est due à une pure coïncidence"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Chaplin a pris dans ce film le parti de la bouffonnerie, faisant d'Hynkel et de Napaloni des fantoches"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Les critiques faites à Charlot vont se cristalliser sur le discours final, jugé grandiloquent et d'un humanisme à bon marché"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Chef-d'œuvre incontesté du septième art, Le dictateur est un brûlot politique fortement ancré dans le contexte politique et social de son époque"