Ghost
World
Chimères
de l'adolescence et froide réalité du monde : du tumulte endormi d'un
difficile passage à l'âge adulte, Daniel Clowes tirait Ghost World,
succession de saynètes habitées et troublantes. Là, deux jeunes filles
au cynisme maladroit flottent vaguement dans une banlieue déserte. Une
amitié fragile dans un monde évanescent, une amitié au devenir flou.
Ailleurs peut-être, Terry Zwigoff tourne un documentaire sur Robert
Crumb, icône aigrie de l'underground 60's, artiste-paradoxe attendrissant
dans sa misanthropie. Le dessinateur, en position fœtale au milieu d'un
tas de vieux disques de blues, refuse un combat perdu d'avance contre
une Amérique en constante transformation : ses amours névrotiques pour
la musique folk, son érudition maniaque et ses petits plaisirs de collectionneur
acharné le maintenant chaque jour un peu plus loin d'un présent fuyant
de l'avant.
Ces temps incertains se mêlent dans le premier film de Zwigoff : Crumb
et Clowes, éternel passé et présent indéfini.
Rebecca et Enid, fraîchement diplômées
d'un lycée dont elles se contrefichent, vivotent leur été en attendant
de trouver un appartement. Armées de leur seule morgue adolescente,
les jeunes filles errent sans but dans les suburbs aseptisés d'une Amérique
redneck, peuplée de second-rôles qu'on croirait tout droits sortis du
Gummo d'Harmony Korine. Au hasard d'une mauvaise blague à ses dépens,
les adolescentes rencontreront Seymour, beautiful loser attachant et
collectionneur acharné de vieux disques de blues. Délaissant Rebecca
pour cette amitié naissante, Enid s'engage alors dans une relation ambiguë.
Un choix déconcertant pour le
spectateur familier de Ghost World, le comics : la relation unissant
les jeunes filles s'efface au profit du personnage joué par Steve Buscemi,
Robert Crumb à peine déguisé, la sulfureuse libido en moins. Beaucoup
moins cynique que son pendant dessiné, le film s'attache surtout à illustrer
la rencontre impossible entre une jeune fille à l'assurance de façade
et un trentenaire reclus qu'une apparente lucidité rapproche. On y gagne
donc en humanité, sans parfois éviter l'écueil du sentimentalisme (les
messages de Seymour s'accumulant sur le répondeur d'Enid, la scène de
l'hôpital), Zwigoff creusant le sillon de son documentaire comme pour
effectuer un cross-over improbable entre les deux artistes. Cette dimension
touchante, que certains trouveront sans doute appuyée, enrichit le propos
somme toute anecdotique du comics de Clowes. Que dire de la mort de
l'adolescence sinon cette peur intime de l'échec ? Seymour, déchirant
de candeur sincère, éternel adolescent prisonnier d'une citadelle de
bibelots qu'il s'est méthodiquement construite, est à cet égard
beaucoup plus éloquent que les saillies assassines de sa comparse.
Visuellement très calculé et self-conscious,
tout comme les goûts d'Enid, le film reprend une esthétique proche de
la sitcom en y insufflant une certaine étrangeté, flirtant par moment
avec le cinéma de Lynch (le vieillard attendant son bus). Magistrale
illustration des contradictions de l'adolescence, entre conscience et
naïveté, pose et maladresse, Ghost World distille une atmosphère proche
du Chris Ware de Jimmy Corrigan, émouvante et pathétique dans le bon
sens du terme, comme une tristesse diffuse qui séduit sans que l'on
sache vraiment pourquoi…
Tristan Ducluzeau
Fiche technique
- Origine : Etats-Unis - Couleurs - 1 h
55 mn.
- Date de sortie France : 5 juin 2002.
- Production : Lianne HALFON, John MALKOVICH,
Russell SMITH.
- Réalisateur : Terry ZWIGOFF.
- Scénario : Terry SWIGOFF, Daniel CLOWES.
- Casting : Thora BIRCH, Scarlett JOHANSSON,
Steve BUSCEMI...
- Musique : David KITAY.
- Box-Office France : en cours d'exploitation.
- Sortie DVD : NC
- Lien Internet : http://www.ghostworld-themovie.com
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illustration des contradictions de l'adolescence, entre conscience et
naïveté, pose et maladresse, Ghost World distille une tristesse diffuse
qui séduit sans que l'on sache vraiment pourquoi…"
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