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Jin-Roh

Chef-d'œuvre incontesté de la nouvelle vague japonaise, Jin-Roh, la brigade des loups, est sorti sur les écrans français en novembre 1999 dans un anonymat quasi-révoltant. Pourtant, comme le faisait à juste titre remarquer le magazine Première, "thématiquement et visuellement, le résultat est exceptionnel". Il nous a donc semblé judicieux de nous attarder un peu plus longtemps sur ce long métrage animé majeur signé par le jeune et talentueux Hiroyuki OKIURA.

Les premières minutes, je dois l'avouer, je pensais me trouver face à un énième film historico-militaro-politique aux enjeux qui, quels qu'ils soient, m'auraient autant intéressés qu'un plat de spaghettis bolognaises sans bolognaise. Et, passée la séquence d'introduction constituée de plans fixes certes beaux mais alourdis par une voix off monocorde, le film prend véritablement son envol, et l'heure quarante qui suit scotche littéralement le spectateur sur son fauteuil, comme happé par une histoire qui relève à la fois de la plus pure fiction, mais nous touche par son effroyable proximité : le sentiment qu'un tel scénario n'est peut-être pas si éloigné de nous…

L'action prend place à Tokyo, dans un passé antérieur hypothétique, puisqu'aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale. Le pays du Soleil-Levant s'enfonce inexorablement dans un totalitarisme patent. Dans cette époque crépusculaire au contexte politique troublé, l'unité de police Panzer, dont les membres sont équipés d'une armure ultra-sophistiquée des plus dissuasives, a un rôle répressif auprès de la population, regroupée pour sa part sous le groupe terroriste nommé "la Secte". Fusé, jeune membre de l'unité Panzer, est chargé d'anéantir tout opposant. Les affrontements sont violents, la Secte étant prête à tout pour combattre ses idéaux, et les Panzers ne faisant aucun cas de leur condition. Comme lobotomisés, du moins endoctrinés fortement et surtout durablement, les Panzers pourraient être rapprochés des S.S. allemands du Troisième Reich.

Le film s'ouvre sur une mission "de routine" qui tourne mal. Se trouvant face à face avec une fanatique de la Secte, Fusé ne lui tire pas dessus (elle finira par s'autodétruire par acte de bravoure), mettant ainsi en grand danger la vie de ses collègues Panzers qui en réchapperont tous miraculeusement, grâce à la robustesse de leur équipement. L'inconscience du jeune Panzer le met en péril et surtout remet en question l'intégrité de toute une unité : tuer à tout prix, sans avoir à douter, à hésiter… à penser même.

La faille d'un militaire : voilà en somme tout le thème de ce long métrage. Mais il serait bien réducteur et surtout fort hasardeux d'en rester à un tel constat. Puissamment inspiré, ce premier anime du jeune OKIURA va plus loin et aborde également le thème du complot. Mais ici tous les clichés volent également en éclats, et il n'est pas question du sempiternel complot pseudo-extraterrestre mille fois rabâché dans les séries américaines des années 90 ! Suite au suicide de cette jeune rebelle (fort jolie, soit dit en passant), Fusé est hanté par cette mort, et surtout par son geste, ou plutôt son non-geste, qu'il n'arrive pas à s'expliquer. Errant dans les rues et dans un musée d'Histoire naturelle, il ne peut se résoudre à se détacher de ce qu'il croit être de la culpabilité, et tombe par hasard sur la sœur aînée de la défunte rebelle. Un amour germe, mais peu à peu il s'avère que cette rencontre n'est apparemment pas fortuite… Jouet d'un complot visant à détruire l'ensemble de l'unité Panzer (par les hauts dirigeants de cette même unité), Fusé est le prétexte idéal pour mettre fin à cette oppression. Mais il y a plus grave encore puisqu'une subdivision règne dans cette unité Panzer : la mythique brigade des loups (les Jin-Roh), dont les membres sont entraînés à être les meilleurs, et le sont bel et bien ! Et Fusé semblerait en faire partie…

Sans être thématiquement révolutionnaire, Jin-Roh a quand même le mérite d'être limpide de bout en bout, avec une alternance de scènes d'action époustouflantes, et de moments plus intimistes brillamment mis en scène, notamment entre Fusé et la sœur aînée de la victime.


L'HOMME EST UN LOUP POUR L'HOMME



Sur un scénario original de Mamoru OSHII (réalisateur de Tenshi no tamago, Patlabor 2 ou Ghost in the Shell) écrit en collaboration avec Kamui FUJIWARA, Jin-Roh reste en fin de compte l'entière création du jeune Hiroyuki OKIURA, qui s'était déjà fait les dents sur Akira (animateur), Ghost in the shell (character designer) ou Memories (directeur de l'animation). Le jeune prodige a ensuite pris seul l'entière responsabilité de ce Jin-Roh, pour notre plus grande satisfaction (et pour celle d'OSHII qui émettait quelques craintes au départ mais fut rassuré à l'arrivée, comme il le confie lui-même dans une interview exclusive présente sur la première édition du DVD).

Graphiquement, le film est très impressionnant, au point qu'on se croirait devant un film live par moments. La séquence d'ouverture, composée de plans fixes, est assez inintéressante scénaristiquement parlant (beaucoup d'explications superflues), mais on sent déjà la "patte" du réalisateur : des dessins dans des tons légèrement pastels, où la douceur du trait tranche avec les événements narrés, où le calme très reposant de l'univers sonore détonne avec la brutalité des actions menées par les Panzers, véritables machines de guerre sans pitié. Un univers fort et prégnant, avec des teintes bleutées du plus bel effet, et des couleurs tranchées comme le rouge vif des "yeux" des Panzers, qui percent l'écran et hypnotisent le spectateur, qui tremble à leurs côtés, partagé entre l'envie qu'ils échouent leurs missions, et la jubilation de leurs coups d'éclats toujours visuellement inoubliables. Une ambiguïté qui n'est pas sans rappeler les doutes de Fusé, lui aussi habité tour à tour par le remords, la remise en question, avant de se ressaisir pour accepter sa destinée et remplir son rôle de Panzer, qui appelle un certain nombre de devoirs et de règles de vie à respecter sans broncher. Des paradoxes tout à fait intéressants à signaler, car ils n'ont rien d'anodin.

Mais ne philosophons pas davantage et tentons de voir l'aspect le plus évident de Jin-Roh, à savoir la lecture basique que l'on peut en avoir. Excellent divertissement, ce long métrage animé n'est pourtant pas un D.A. familial dans la tradition d'un MIYAZAKI, loin s'en faut. Nous l'avons jusqu'à présent occulté, mais certaines scènes de Jin-Roh sont d'une rare violence. Etayons ce qui vient d'être avancé avec l'analyse de trois scènes particulièrement crues.

Au début du film (à 7 min. 40 s.), un terroriste de la Secte marche lentement, puis accélère le pas, et s'enfonce dans la foule compacte, n'hésitant pas à bousculer les gens sur son passage, mais semblant jouir d'un parfait anonymat. La caméra se focalise sur son regard, sombre, déterminé et résigné. Ses pas prennent plus d'assurance encore… Et l'homme de sortir de la foule, de faire un tour complet sur lui-même, avant de balancer avec une rage hors du commun la mystérieuse sacoche qu'il tenait fermement dans ses mains, sur les Panzers réunis à quelques mètres de là, tels des C.R.S. sur leurs gardes. Une explosion violente s'ensuit, mais le spectateur ne condamne pas l'acte. Tout juste le juge-t-il avec quelques hésitations, la scène décrite se déroulant au début du film (qui sont les forces en présence ? Qui défend des valeurs morales ? Les partis ne sont pas encore bien définis). Mais cette violence n'a rien de gratuite, et en cela son acceptation est immédiate chez le spectateur.

Deuxième exemple de séquence assez violente, mais qui trouve cette fois son explication dans la parabole qui jalonne tout le long du film : le conte du chaperon rouge. A 44 min. 05 s. du film, Fusé se prend à rêver et s'enfonce inexorablement dans un cauchemar des plus étranges : dans les égouts, il suit la défunte victime revenue l'espace d'un instant, comme ressuscitée. Peu à peu, il veut la rattraper, et de gauche et droite sortent des bouches d'égouts des loups, peu enclins à la négociation à en juger par leur allure… La victime, habillée avec un manteau de couleur rouge (d'où la comparaison plus qu'évidente avec le traquenard, lancé par un loup également, du fameux conte de Charles PERRAULT), s'en va derrière une grille, vers une probable sortie extérieure -la lumière semble alors être une délivrance à tous les niveaux : la mort ? La malheureuse se retourne alors un bref instant, et Fusé la prie de l'attendre ("attends, j'ai quelque chose à te demander !"), mais les loups profitent de la grille entrouverte pour y pénétrer et sauter sur la fille, qui n'a désormais plus d'issue. Fusé veut les en empêcher, mais n'y arrive pas. Trop loin ? Trop dur ? Combien de cauchemars avons-nous fait où nous courrions ainsi, pendant des heures, sans atteindre notre but, comme si l'on courrait sur place ? La séquence se termine sur un paysage enneigé, où Fusé trône parmi les loups, tel un chef de meute.

On a une alternance de flashs (incessants et très rapides, à la manière d'un clip), entre des scènes de boucherie d'une violence rare, et le calme reposant d'une neige immaculée. Un rapprochement d'idées qui heurte le regard, et confond les deux thèmes, pour n'en faire plus qu'un. Une neige en deuil, pour reprendre le titre d'un célèbre ouvrage de TROYAT… Le contenu manifeste est donc l'impossibilité d'atteindre la victime qui désormais semble mourir une seconde fois. Mais le contenu latent est tout autre, et la symbolique est d'autant plus forte qu'elle semble résumer le film.

Fusé, n'atteignant pas la fille, échoue ainsi au statut héroïque qu'il convoitait, et perd ainsi de sa virilité et de sa force. L'homme loup est rattrapé par le loup, tout court. Mais il y a plus : cette course sans fin n'est-elle pas le résultat d'un désir inconscient refoulé ? A savoir la peur de découvrir une trop dure réalité. Vulnérabilité somme toute humaine du Panzer récemment atteint dans son intégrité ? Des questions qui méritent d'être soulevées. Mais cette scène est d'autant plus troublante qu'elle trouve sa symbolique dans la cruauté, et surtout la crudité de son déroulement. Le spectateur n'ose croire à ce festin atroce, où l'on assiste, impuissant, à la mutilation exagérée d'une pauvre jeune fille. Le conte du chaperon rouge version trash, en somme : souvenez-vous du loup, déguisé en Mère-Grand, qui y dévorait le pauvre petit chaperon rouge, victime innocente, qui pour faire triompher la morale s'en sortait malgré tout (le chasseur venait ouvrir le ventre du loup pour la délivrer). Ici, point de happy end. Ni à cette scène, et encore moins au film (ce qui n'a pas manqué de provoquer des divergences d'opinion dans la presse). Encore une fois la violence est justifiée, le caractère oppressant et "répressif" étant le fil conducteur de ce long métrage.

Ultime scène aux caractéristiques violentes (parmi d'autres) : celle-ci se situe vers la fin du film (à 1 heure 25 minutes, précisément). Fusé, qui a repris son armure de Panzer -entre les deux la confirmation de son implication parmi les jin-roh a été confirmée-, s'avance inéluctablement vers des rebelles de la Secte, dont un traître, autrefois ami de Fusé. La confrontation directe des deux hommes est impressionnante, et ce dernier tente de se défendre, mais c'est peine perdue. Fusé lance une ultime cartouche qui dévastera tout sur son passage, sans le moindre espoir que notre pauvre victime en réchappe. La trajectoire de la balle est suivie par la caméra, ce qui rend l'action dynamique et trépidante. Les demis-tours qu'elle effectue avant de toucher sa cible nous entraîne, comme si le spectateur souhaitait voir le résultat sans délai. Une implication qui nous met mal à l'aise et dérange nos convictions, d'autant plus que l'épilogue du film empêche toute rémission possible de Fusé. Ni échappatoire ni issue de secours vers un salut, Fusé choisit au contraire de redevenir un loup, un prédateur au sens littéral du terme. Ou plutôt, de demeurer un loup, puisque son supérieur direct confie, lors d'une scène, qu'on ne peut renier ses instincts bestiaux, une fois ceux-ci mis à jour.

Sur ce point, on peut tout à fait polémiquer, mais l'objet de cet article n'est pas d'alimenter un débat stérile. Le réalisateur de Jin-Roh a choisi cette issue, et l'assume, à nous d'être suffisamment ouverts à notre tour pour l'accepter, sinon la comprendre.


QUI A PEUR DU GRAND MÉCHANT LOUP ?



Jin-Roh est un film résolument sombre et pessimiste, mais il créé chez le spectateur un choc plus profond encore. Il parle à l'essence même de l'homme, à son cœur, à ses tripes. On tremble pour et avec les protagonistes du film, et OKIURA a réussi à faire un film non pas spectaculaire visuellement, mais au niveau de la structure narrative, avec des éléments perturbateurs nombreux et déroutants, avec des héros touchés dans leur supposée invulnérabilité, et qui n'ont pas peur d'exposer leurs sentiments, a priori tabous (la sœur de la victime n'en veut pas à Fusé, mais en tombe même amoureuse, et pas pour la seule fin du complot !)… Bref, la beauté du film vient de ce qui déroute, de ce qui bouscule les données habituelles d'un film de ce genre. Le suspense est de plus présent dans chaque scène, et rien n'est jamais acquis. Ainsi, "le moindre recoin d'ombre devient un piège angoissant car la peur d'y voir le loup tapi nous revient du tréfonds de notre enfance" argumentait avec une grande justesse AnimeLand lors de la sortie du film.

Avec Jin-Roh, le jeune Hiroyuki OKIURA a donc forgé ses premières armes, et l'on peut dire que le pari est brillamment relevé, avec une maestria qui force le respect de bout en bout. Le générique de fin vient presque trop brutalement, et l'on a peine à quitter ce monde cruel, hélas trop réel, trop proche de nous, d'un possible scénario pour notre avenir, pour que l'on puisse s'en dédouaner.

Film politique mais pas seulement, Jin-Roh impressionne également visuellement comme nous le disions plus haut, et mérite à ce titre d'être traité comme une véritable œuvre cinématographique, au même titre qu'un LYNCH ou un BURTON. Dans la même logique que DISNEY, qui souhaitait de son vivant faire du cinéma d'animation un cinéma si réel que l'on puisse y croire, et trembler pour les cartoons transposés sur l'écran, OKIURA réussit en une heure quarante à nous faire vibrer, à se prendre d'affection pour Fusé, victime d'un régime totalitaire en marche, mais surtout à totalement oublier que l'on se trouve en face d'un film constitué de simples celluloïds !

Car c'est là une des caractéristiques majeures de Jin-Roh. Là où on se dit fier de faire avec Vidocq le premier film entièrement tourné en numérique de l'histoire du cinéma (pour quel résultat !), on verse d'un autre côté une petite larme lorsque l'on se rend compte que Jin-Roh est le dernier film uniquement constitué de cellulos (à l'exception de deux-trois scènes où le staff a eu recours à l'ordinateur par nécessité et gain de temps). Une déception bien vivace lorsque l'on voit le résultat de ce long métrage animé, d'une beauté époustouflante et d'une fulgurance visuelle ahurissante dans bien des passages. Les auteurs se sont intensément documentés pour la reconstitution du Japon des années 50, et cela se voit dans la représentation des scènes d'extérieur, avec les tramways, les voitures, les scènes de foule, ou l'architecture des bâtiments gouvernementaux. Un coup de maître, qui renforce du même coup l'impression d'y être, et instaure d'une façon tout à fait naturelle le processus d'identification. Un frisson nous parcourt alors l'échine lorsque l'on découvre le contexte du film !

Servi par les superbes musiques d'Hajime MIZOGUCHI (Réincarnations ou Escaflowne), et accompagné des mélodies envoûtantes de Yokô KANNO qui fait ici des chansons d'une extrême beauté (aux côtés d'un orchestre symphonique épatant), Jin-Roh a donc tout d'un grand film, vous l'aurez compris.

S'il n'exclut pas une certaine violence dans sa thématique, celle-ci est pleinement assumée, et c'est tout à son honneur. Tout à l'honneur d'un film qui marque durablement les esprits (peut-être moins que Ghost in the Shell en son temps), et signe un chef-d'œuvre de la nouvelle vague japonaise. Un classique instantané, et déjà une œuvre intemporelle à découvrir d'urgence (si ce n'est fait) dans l'édition DVD collector disponible depuis le 22 novembre dans les bacs. Assurément, un grand Film.

Gersende Bollut


Les citations en exergue de Mamoru Oshii et Hiroyuki Okiura sont tirées du N°11 (juin 1999) du sublime magazine HK.

Fiche technique

- Origine : Japon - Couleurs - 1 h 38 min.
- Date de sortie France : 17 novembre 1999.
- Production : Hiromasa OGURA.
- Réalisateur : Hiroyuki OKIURA.
- Scénario : Mamoru OSHII.
- Musique : Hajime MIZOGUCHI.
- Box-Office France : 47.302 entrées.
- Sortie DVD : 22 novembre 2001.
- Lien Internet : http://mapage.noos.fr/cineasie/JINROH.htm

 

"Jin-Roh est un film résolument sombre et pessimiste, qui parle à l'essence même de l'homme, à son cœur, à ses tripes"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Le loup est l'ancêtre du chien, et si le manga Ken-Roh Densetsu raconte l'histoire d'un chien, c'est-à-dire d'un être voué à l'obéissance, le film traite quant à lui de la fusion puis du partage entre homme et loup"

Mamoru Oshii

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


"
Dans Jin-Roh, les personnages possèdent une qualité de jeu extraordinaire. A un moment, la jeune fille donne un livre au garçon qui lui demande pourquoi. Tout en s'appuyant sur le garde-fou du pont, elle lui répond "Ne cherche pas à comprendre". Pouvoir insérer une telle séquence dans un DA est un coup de génie"

Mamoru Oshii

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Pourquoi sommes-nous écartelés entre diverses aspirations ? Pourquoi est-on obligé de vivre une seule vie dans un seul monde ? C'est en me posant ces questions que j'ai construit la thématique du film"

Hiroyuki Okiura