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The Killer



Pour inaugurer le premier article HK de Frames, c'est moi qui m'y colle [ND Pierre, rédac chef : Qui ça toi ? On se présente pas ? On se ramène comme ça avec un article et on dit même pas qui on est ? Malotru ! Gueux ! Bertrand Amar !]. Et pas avec n'importe quel film puisque je vais tenter de m'attaquer à The Killer, l'un des chefs-d'œuvre de John WOO. Ce film a tout simplement redéfini l'action et le polar, et plus ou moins influencé de nombreux grands réalisateurs (TARANTINO, De PALMA...).

Film-culte, il représente pour beaucoup la première introduction au cinéma HK, le début d'une passion. Après tout, combien de personnes ont-elles découvertes le cinéma chinois en louant, un jour, une VHS du film ? [ND Pierre : Ou en le voyant en salles lors de sa sortie hexagonale en 1995, ce qui constitue tout de même une tout autre expérience] Et quel choc ! Tout ce que l'on pensait connaître du film d'action a disparu en l'espace de 90 minutes. On n'avait jamais vu l'action avant d'avoir vu The Killer [ND Pierre : Je suis un grand fan de Mr Woo, notamment de ce film et du fracassant Volte/Face -le faîte formel, psychologique et dramatique de toute son oeuvre-, mais je n'irais pas jusque là. De très grands stylistes comme John Mc Tiernan ou James Cameron, sans emprunter la voie incandescente et surdécoupée de Woo, ont également révolutionné en profondeur le film d'action des eighties].

L'histoire est celle de Jeff (Chow YUN-FAT), tueur à gages, qui lors d'un contrat blesse accidentellement Jenny (Sally YEH), une chanteuse, la rendant aveugle. Pris de remors, Jeff accepte un dernier contrat pour la faire opérer. Toutefois ses employeurs décident de l'éliminer tandis qu'un flic tenace, l'inspecteur Li (Danny LEE) se lance à sa poursuite. S'ensuit une spirale tragique d'où personne ne ressortira indemne. Cette histoire rappellera à certains le film de MELVILLE Le Samouraï, avec Alain DELON, film dont le cinéaste s'est grandement inspiré pour l'ambiance et le scénario (il est à ce titre intéressant de remarquer que dans Le Samouraï, le personnage de DELON se prénomme également Jeff, ce qui n'est sûrement pas innocent). Tout de même un petit mot sur les performances d'acteur, puisqu'avant d'être un film d'action, le film est avant tout un (mélo)drame.

Les trois acteurs principaux du film sont : Chow YUN-FAT, Danny LEE et Sally YEH. Je passe rapidement sur la performance de cette dernière, pas particulièrement exigeante (elle sait pleurer et crier, c'est tout ce qu'on demande) pour m'attarder sur les 2 autres. Le personnage de L'inspecteur Li, flic tenace, est très bien interprété par Danny LEE, qui fait preuve d'assez de hargne et de conviction. Enfin, vient Chow YUN-FAT, l'acteur fétiche de John WOO. Il suffit de voir les deux Syndicats du Crime pour voir à quel point cet acteur est un mythe. Sorte d'Alain DELON chinois, Chow YUN-FAT incarne parfaitement, avec son charme et sa classe légendaire, ce tueur romantique. Qui plus est, le duo Chow YUN-FAT/ Danny LEE fonctionne parfaitement.


UN POÈME ÉPIQUE ET VIOLENT

Qu'est-ce qui fait le charme de cette œuvre ? Pourquoi ce film est-il considéré par beaucoup comme le meilleur film d'action et sans doute le meilleur film du cinéma HK ? La première réponse, évidente, réside dans les scènes d'action, qualifiées par beaucoup de "Bullet Ballets". Tout est dit. WOO ne se contente pas de filmer des scènes d'action, il les transforme en ballets meurtriers d'une intensité et d'une sauvagerie rare. Rarement des combats si aériens ne seront présentés à l'écran. Les personnages donnent l'impression de voler, et chaque mort s'accompagne des cascades les plus improbables. Le film donne tout son sens au terme de chorégraphie [ND Pierre : On rappellera que Woo vénère les comédies musicales, notamment celles de Jacques DEMY]. Les scènes d'action sont parfaitement réglées et se déroulent comme un spectacle barbare et poétique. Du premier gunfight, modèle de précision, au dernier, tout simplement homérique, quelle démonstration de talent ! Car cette fin, cette dernière fusillade sublime, termine magnifiquement le film. 20 minutes de folie héroïque, de massacre, de nihilisme total.

Ces 20 dernières minutes sont (avec le final d'un autre film du réalisateur, Le Syndicat du Crime 2) sans doute les meilleures scènes d'action tournées par John WOO, et donc les meilleures scènes d'action du cinéma tout court.

Même si pour beaucoup les scènes d'action suffisent amplement à faire du film une œuvre culte et géniale, ce serait mal le comprendre et passer à coté de ses nombreuses autres richesses, que de se borner à ce seul aspect de The Killer.


AMITIÉ, TRAHISON, HONNEUR : UN FILM DE SABRE EN COSTARDS

The Killer, c'est également une histoire mêlant plusieurs thèmes : l'amitié (virile), l'honneur, la rédemption. Et c'est là qu'est le génie de John WOO. Il a su transposer les codes propres au film de sabre chinois (le wu-xia-pan) au polar.

À ce titre, il est assez intéressant de faire une petite parenthèse, et de s'intéresser a la carrière du cinéaste. John WOO a en effet fait ses armes chez Chang CHEH, l'un des grands maîtres de la Shaw Brothers. La Shaw Brothers, la plus grande compagnie de production chinoise des années 60-70, est responsable de la grande majorité des films chinois tournés a cette période. Quant a Chang CHEH, il est l'un des piliers du wu-xia-pan, et sans doute l'un des cinéastes de la Shaw le plus connu en France (avec son classique La Rage du Tigre). Les films de Chang CHEH se caractérisent par des amitiés très fortes (masculines), des combats épiques, et une très grande stylisation de la violence (chez Chang CHEH on meurt au ralenti dans une mare de sang). Ceci vous paraît familier ? En effet, WOO doit beaucoup a Chang CHEH, qu'il considère comme son maître. Ainsi tous ses polars (surtout hong-kongais) véhiculent l'essence des films de CHEH. Le titre chinois de The Killer, littéralement traduit en anglais est Bloodshed Brothers. Le mot bloodshed signifiant "effusion de sang" et brothers "frères", on peut voir que ce titre traduit assez bien la thématique du film. D'ailleurs s'il fallait classer le film dans une catégorie bien précise, ce serait l'heroïc-bloodshed, catégorie bien chinoise, qui englobe des films caractérisés par un mélange de violence, de sacrifice et d'héroïsme.

Cette dimension tragique, shakeasperienne, est bien sûr présente dans toutes ses œuvres, mais plus encore dans ce film qui est (avec un autre film, au moins aussi bien que The Killer, à savoir l'immense Bullet in the Head), la synthèse parfaite de ses obsessions sur l'amitié et l'honneur. Chow YUN-FAT et Danny LEE ne sont pas des hommes ordinaires. Ce sont des fantômes d'un autre temps, se battant pour des principes démodés, n'ayant plus cours, et refusant de vivre dans le monde moderne. En témoigne ce dialogue ou les deux personnages sont conscients de ne pas appartenir à la bonne époque et de lutter seuls pour des idéaux oubliés :
- Inspecteur Li : "Je crois en la justice, mais je suis bien le seul.
- Jeff : Pareil pour moi."

Plus que tous les autres films du réalisateur (où les femmes ont généralement des rôles mineurs), ce film s'attarde particulièrement sur l'histoire d'amour. Chow YUN-FAT représente ainsi l'apogée du héros romantique. Effectuant son travail avec sérieux et précision, il n'en est pas moins humain, et lorsqu'il trouvera l'amour, il sacrifiera tout pour le protéger. Nous sommes très loin du stéréotype du tueur à gages au cœur froid. Chaque personnage dépasse son statut fictionnel et devient une icône. Du héros tragique (représentation vivante de l'honneur), à un de ses amis qui le trahit et fera tout pour se faire pardonner (symbole de la rédemption), les personnages acquièrent une dimension quasi-mythologique.


UN FILM-ÉTALON QUI CONTINUE D'INFLUENCER LES PLUS GRANDS

The Killer a également su révolutionner la réalisation du film d'action. Dans le domaine du cinéma d'action et du polar, il y a indéniablement un avant et après The Killer. Tellement d'innovations en si peu de temps...

Une des caractéristiques principale de l'œuvre est un usage systématique du ralenti. Beaucoup disent que le film, à vitesse normale, ne durerait qu'une cinquantaine de minutes (ce qui est sans doute vrai). Tout est au ralenti. Les gestes du héros, les moments-clés, les scènes d'action. John WOO n'a peur de rien. Le ralenti a comme objectif de magnifier une action, d'augmenter sa portée, et il ne s'en prive pas. Il use et abuse des ralentis.

Ensuite vient le montage, précis et virtuose. Il est dur d'imaginer les scènes d'action montées autrement. Comme le cinéaste l'explique lui-même, la grande innovation du montage a été de rallonger, de dilater l'action. Contrairement aux autres films où l'on voit quelqu'un tirer, puis le méchant s'effondrer, le film utilise un autre schéma. Ainsi on peut voir le héros tirer, le méchant recevoir les balles, le héros continuer a tirer, le méchant qui tombe (généralement à grand renfort de cascades), puis le héros qui tire toujours. Il n'y a plus d'unité de temps, et tout cela contribue a créer une atmosphère irréaliste. On est presque comme dans un rêve. Cette impression d'irréalisme est renforcée par une des grandes caractéristiques des fusillades... on ne voit quasiment jamais les personnages recharger. Des milliers de balles sont tirées, pourtant l'on a l'impression que les chargeurs ne se vident jamais. Que la quantité des balles ne représente pas une contrainte. On peut également remarquer l'utilisation fréquente du montage alterné. Grand amateur de ce procédé, il l'utilise souvent afin de mettre en rapport deux actions ou souligner une pensée (voir la scène ou l'inspecteur Li essaie de se mettre à la place de Jeff). Ainsi, contrairement à beaucoup de films où le montage est une nécessité purement technique, ici il sert a augmenter l'émotion, la portée, de certaines scènes.

Enfin, ce film est une œuvre qui défie les lois de l'espace-temps. Comme je l'ai souligné avec l'exemple des ralentis, le temps n'a plus aucune signification, une grande partie du film se passant au ralenti. Quant à l'espace, il est également révolutionné par la caméra virtuose du réalisateur. Aucun film d'action n'a su aussi bien utiliser l'espace [ND Pierre : Là encore, je proteste. The Killer utilise l'espace d'une manière essentiellement abstraite et plastique. Die Hard ou Terminator 2, autres sommets absolus du film d'action, l'utilisent surtout à des fins narratives et dramatiques -façon jeu de cache-cache. Il n'y a donc pas lieu de dire que The Killer est supérieur à ce niveau : ses intentions sont simplement différentes]. En témoigne la scène finale où dans un décor quasi-unique (une église) se déroule un massacre ininterrompu de presque 15 minutes. Les fusillades elles-mêmes défient toutes les lois de la physique. La gravité n'existe pas ! Les héros sautent, roulent, glissent, mais ne s'arrêtent jamais de tirer. Rien ne peut les arrêter.

Le film a non seulement révolutionné la réalisation, mais il a également entièrement codifié le genre. Chaque scène du film, chaque idée a été reprise par des réalisateurs de toutes les nationalités. Ce film reste et restera une référence incontournable des cinéphiles et des cinéastes. Sans The Killer, il n'y aurait pas eu de Reservoir Dogs (et ses gangsters qui s'éliminent en costards), de Matrix (avec ces fusillades que certains ont eu vite faite de qualifier de révolutionnaire)... [ND Pierre : Reservoir Dogs est surtout un démarquage de la séquence finale du City on Fire de Ringo Lam, autre film-culte de HK. Pour ce qui est de Matrix, John Woo n'est qu'une influence parmi d'autres, et certainement pas la principale. Matrix est surtout nourri d'animation japonaise -singulièrement Ghost in the Shell, très souvent cité-, de ciné d'action américain, de jeu vidéo ou de comics]. Enfin, impossible de parler du film sans évoquer la religion dont l'empreinte est littéralement imprimée sur chaque bobine du film. Toute la symbolique religieuse est présente. D'ailleurs à ce titre le final (encore ce final !) est particulièrement évocateur. Une église, des croix, des colombes, une statue de la vierge, un requiem. Toute l'imagerie religieuse [ND Pierre : Chrétienne pour être plus précis. Woo est en effet un fervent chrétien] est représentée dans cette scène finale. Après tout, les personnages ne sont-ils pas des icônes déifiés, le combat n'est-il pas un combat des dieux ? Cette obsession pour la religion, quoique présente dans une grande partie des films du cinéaste, se retrouvera également beaucoup dans son film Volte-Face (rappelez vous : les chorales, le final dans l'église).

Que reste-t-il d'autre ? Ah, oui ! Cette image qui a marqué toute une génération de cinéphiles : Chow YUN-FAT en costume blanc, taché de sang, une arme dans chaque main.




INCOHÉRENT, IRRÉALISTE, INÉGAL...
MAIS POURTANT UN CHEF-D'ŒUVRE

Parce qu'il est important lorsqu'on parle d'un film d'essayer aussi de dégager les aspects négatifs de celui-ci, je me suis interrogé : The Killer n'a-t-il aucun défaut ? Finalement la réponse qui m'est apparue est qu'il est totalement vain de chercher des défauts au film, puisque ceux-ci participent à faire la grandeur de The Killer. Paradoxe cinématographique, c'est peut-être l'un des seuls films dont les nombreux défauts passent totalement inaperçus, et rajoutent même à l'expérience.

À commencer par la romance... comment accorder crédit à une telle histoire (le héros tombe amoureux d'une fille qu'il a aveuglé). Et pourtant, ça marche ! Sorte de mélodrame suprême, le film magnifie cette histoire et lui donne une puissance que nul n'aurait pu soupçonner (car si à la lecture du scénario, il pourrait paraître aisé de comparer le film à un épisode des Feux de l'Amour, il n'en est pourtant rien). La musique quant à elle suit la même tendance mielleuse (celle-ci ayant été imposée par le producteur, Tsui HARK, contre l'avis du directeur qui aurait préféré du jazz). Mais pourtant quiconque a vu le film peut dire que cette musique marche. Et le scénario ? Vu, re-vu, prévisible, et avec pas mal d'incohérences, mais pourtant : ça marche [ND Pierre : "Demander à un homme qui raconte des histoires de tenir compte de la vraisemblance me paraît aussi ridicule que de demander à un peintre figuratif de représenter les choses avec exactitude", souligne Hitchcock dans ses entretiens avec Truffaut...]. Et les scènes d'action ? Complétement folles et irréalistes, mais : ca marche...

Pourquoi tant de fois le mot "marche" ? Parce que c'est là que se situe le miracle de WOO... avoir brillamment réussi là où tout autre cinéaste aurait lamentablement échoué. Finalement ce film me rappelle les paroles de NIETZSCHE, "Ce qui ne te tue pas te rend plus fort". Et bien c'est le cas dans ce film : les défauts ne l'ont pas tué, ils l'ont rendu plus fort [ND Pierre : Mouiiii, très très bof la comparaison hein, va falloir que tu révises ton Petit Nietzschebert...].

WOO a réussi à faire marcher des éléments qui pris indépendamment auraient pu couler n'importe quel film. Il a réussi un exploit dont lui seul est capable. C'était l'époque où le cinéma de HK était indéniablement le cinéma le plus intéressant et le plus foisonnant au monde. C'était une époque où les hongkongais pouvaient accomplir des miracles, où ils pouvaient tourner des chefs-d'œuvre avec le budget café d'une production hollywoodienne. The Killer, le plus gros bricolage de l'histoire du cinéma ? Peut-être bien... John WOO, le plus grand magicien de l'histoire du cinéma ? Peut-être bien.

D'un point de vue strictement scénaristique et thématique, le film n'a pourtant rien d'emballant. Il ne faut pas s'attendre a une réflexion profonde. Pourtant en faisant abstraction de tout cela et en regardant le film avec le cœur, c'est une toute autre œuvre à laquelle on assiste. Une sorte de mélo-actioner ultime, et sans aucun doute l'un des plus grands films de l'histoire du cinéma.

Julien Elalouf



Fiche technique

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Titre original : Die xue shuang xiong.
- Origine : Hong-Kong - Couleurs - 1 h 50 mn. Interdit aux - de 16 ans.
- Date d'arrivée en France : 03 mai 1995.
- Production : Tsui HARK, en co-production avec Magnum Films, Film Workshop et Golden Princess Film Prod (studios HK).
- Réalisateur : John WOO.
- Scénario : John WOO.
- Casting : Chow YUN-FAT (John Chow), Danny LEE (l'inspecteur Li), Sally YEH (Jennie), Chu KONG (Sydney), Kenneth TSANG (Randy Chang), Fui-On SHING (Johnny Weng), Wing-Cho YIP (Tony Weng), Fan Wei YEE (Frank)...
- Musique : Lowell LOWE.
- Box-Office France : NC.
- Sortie DVD : 17 octobre 2001.
- Lien Internet : http://www.ecrannoir.fr/real/monde/woo.htm

 

"Le film a non seulement révolutionné la réalisation, mais il a également entièrement codifié le genre. Chaque scène du film, chaque idée a été reprise par des réalisateurs de toutes les nationalités. Ce film reste et restera une référence incontournable des cinéphiles et des cinéastes"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Film-culte, il représente pour beaucoup la première introduction au cinéma HK, le début d'une passion. Tout ce que l'on pensait connaître du film d'action a disparu en l'espace de 90 minutes. On n'avait jamais vu l'action avant d'avoir vu The Killer"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"The Killer, le plus gros bricolage de l'histoire du cinéma ? Peut-être bien... John WOO, le plus grand magicien de l'histoire du cinéma ? Peut-être bien"