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La Légende de la Forêt


Oui, je dois le confesser : jusqu'alors, le nom d'Osamu TEZUKA évoquait pour moi le créateur d'Astroboy, le réalisateur du Roi Léo -série TV puis long métrage vaguement cultes mais un peu datés-, mais aussi et sans doute surtout l'inventeur du manga. J'étais donc admiratif, mais sans trop savoir pourquoi. Sorti de là, son œuvre restait-elle 'visible' par le spectateur-lambda du XXIème siècle ? Assez curieux, je me rendais donc à la projection de cette Légende de la Forêt, long métrage sorti dans un réseau de distribution pour le moins discret (six salles !), accompagné de quelques courts-métrages du Maître en guise d'avant-goût. Et là, LA claque.


UNE
HEURE DE PUR BONHEUR

Osamu TEZUKA est un génie. C'est bien simple : ça faisait longtemps que je n'avais assisté à une projection où le programme est unanimement applaudi par le public présent dans la salle. Un programme-valise en l'occurrence, assemblage pertinent où se succèdent dans une homogénéité évidente quatre petites histoires plus ou moins longues et riches en portées politique, amenant tranquillement vers le point d'orgue du film, le moyen métrage La Légende de la Forêt. Quatre courts-métrages sur lesquels je propose tout d'abord de revenir...

- La Sirène (1964). Un garçon rêvasse auprès d'une flaque. Le poisson qu'il y jette se transforme en sirène... Il joue et décide de le ramener chez lui, mais ses parents n'y voient qu'un poisson. Aussi, comme il est interdit de rêver, ils préviennent la police. Celle-ci le torture pour que cesse sa folie... Ce court-métrage de 8 minutes, d'une poésie inouïe et d'une délicatesse infinie -il s'agit avant tout d'une belle histoire d'amour-, dénonce violemment certains aspects de notre société (en l'occurrence le système dictatorial) dans sa seconde partie. L'évasion par l'imaginaire étant interdite, le jeune homme devra subir un lavage de cerveau pour retourner dans la masse. Edifiant.

- La Goutte (65). Sur un radeau, en plein océan, un marin meurt de soif. Son unique chance de survie ne tient qu'aux trois gouttes accrochées à la voile, qu'il ne parvient pas à atteindre... En quatre minutes, TEZUKA dévoile un potentiel comique d'une extraordinaire modernité. Bien que mineur, ce court-métrage apporte une vraie bouffée d'air frais dans un programme où l'émotion n'est jamais très loin.

- Le Saut (83). Un être sautille sur une route. Ses sauts prennent de l'ampleur et le voilà traversant la planète : la nature, la guerre et même l'enfer... Le Saut (Jumping en VO) fait partie des derniers travaux du Maître, et la simplicité de l'idée de base ne l'empêche nullement d'aborder de front ses préoccupations humanistes et métaphysiques. Un petit bijou de six minutes qui n'est pas sans annoncer les angoisses apocalyptiques de la Légende de la Forêt (les plus curieux avaient déjà pu le découvrir sur Arte, dans l'excellente émission La Nuit s'anime).

- Le Film cassé (85). Un cowboy doit sauver une femme des rails d'un train, et d'un malfrat. La pellicule déraille et joue en sa faveur... Un vrai petit chef-d'œuvre de six minutes, qui se joue des codes fondamentaux propres à l'art cinématographique. Le master est poussiéreux en plus d'être jauni par le temps qui passe ? Qu'à celà ne tienne, le héros-cowboy prend un chiffon et essuie l'écran, comme l'on nettoierait une vitre sale ! La pellicule est abîmée et subit des sautes intempestives lors d'un moment crucial (la course-poursuite entre le cowboy et le kidnappeur de sa dulcinée) ? Peu importe, le protagoniste en tire profit en prenant le méchant par surprise, s'extirpant littéralement du cadre formel. Un court-métrage diablement inventif et irrésistiblement drôle.


UNE ŒUVRE INACHEVÉE... POUR UN FILM-TESTAMENT

Abordons enfin la pièce-maîtresse du programme : La Légende de la Forêt (1987), composé de deux segments. Acte I : Un écureuil élevé par un arbre veut protéger ses proches des excès d'un bûcheron. Il rencontre une femelle qui se fera tuer par l'homme, et tient à se venger... Acte II : Des bulldozers menacent la forêt. Les animaux, les elfes et les lutins veulent la sauver... Malgré une cohérence thématique évidente, avec un dénouement sublime qui ne laisse pas l'histoire en suspens, la Légende de la Forêt est bel et bien un film inachevé -mais n'en reste pas moins abouti. Alors gravement atteint d'un cancer de l'estomac (il en décédera le 9 février 89), Osamu TEZUKA n'a pu boucler que deux des quatre segments initialement prévus. Il projetait en effet cette Légende comme une symphonie en quatre temps, calqués sur la Symphonie n°4 de Tchaïkovski.

Avec un premier acte rendant hommage au style d'Emile COHL (succession de plans fixes, dynamisés par le montage), et un second au style Disney de l'Age d'or (Silly Symphonies et Bambi), la Légende de la Forêt demeure un vibrant poème écologiste et une cinglante fable contre la barbarie guerrière. Là réside toute la thématique de l'œuvre de TEZUKA, humaniste convaincu qui respectait profondément toute forme de vie. Au-delà, l'aspect formel de ce moyen métrage est irréprochable : en à peine trente minutes, la Légende de la Forêt rend hommage autant qu'il s'inscrit dans la glorieuse Histoire du cinéma d'animation, jalonnée d'exploits techniques et de prouesses scénaristiques. Un film-somme.

D'ailleurs, malgré un réseau de salles d'exploitation extrêmement confidentiel, la sortie de ce long métrage ne passa pas inaperçue au sein de la critique, unanime. Jugez plutôt : "Même les plus rétifs à ce genre seront fascinés" (Le Point), "Il faut absolument voir ces films pour goûter une fascination proche de l'envoûtement. Ce n'est pourtant pas sorcier. Juste magique" (L'Express), ou encore "Un régal pour les yeux, pour l'intelligence" (Figaroscope). Sans oublier un très brillant papier de Samuel Blumenfeld dans le Monde...

Le Film cassé : Un hommage au muet à hurler de rire !

S'il est surtout connu pour avoir façonné l'aspect industriel de l'animation nippone contemporaine, et avoir forgé le concept "d'animation limitée" (4 à 5 images par seconde, contre 12 jusque là, de façon standard), TEZUKA fut avant tout un prolifique mangaka, puisque sa carrière de producteur et réalisateur d'animation ne débuta véritablement qu'en 1962. Malgré le passage du temps, ses films n'ont en tous cas rien perdu de leur pertinence (une farouche volonté d'être écologiste dans l'âme) ni de leur maestria, nous rappelant combien il était un véritable innovateur dans le domaine de l'animation. 17 longs métrages, quelques 21 séries d'animation destinées à la télévision, et plus de 150.000 pages dessinées... voici quelques-uns des chiffres astronomiques d'un homme dont l'aspect qualitatif prend, avec le recul, le pas sur l'aspect quantitatif.

Gersende Bollut


Fiche d'identité

- Titre original : Mori no Densetsu.
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Origine : Japon - Couleurs - 54 min.
- Date de sortie France : 27 novembre 2002.
- Distribution : les Films du Paradoxe.
- Réalisateur : Osamu TEZUKA.
- Scénario : Osamu TEZUKA.
- Box-office France : 7.378 entrées.
- Sortie DVD : pas prévue dans l'immédiat.
- Lien Internet : http://www.filmsduparadoxe.com/tezuka/

 

"Malgré une cohérence thématique évidente, avec un dénouement sublime qui ne laisse pas l'histoire en suspens, la Légende de la Forêt est bel et bien un film inachevé -mais n'en reste pas moins abouti"