Shining
En 1980 sort sur les écrans américains
Shining. Adapté par Stanley KUBRICK d'un roman de Stephen KING, ce film
prouve une fois de plus que rien de ce qui est inquiétant dans la nature
humaine n'est étranger au réalisateur. Héritier du film noir -et notamment
de Fritz LANG-, une violence expressionniste se dégage de ce long métrage.
Fascinant, aussi bien dans l'évolution du personnage principal que dans
sa structure, Frames propose ici une analyse de ces deux axes principaux
du film.
UN POUVOIR DE SUGGESTION CRESCENDO
Dès la séquence de l'entretien,
Jack paraît déjà ne pas pouvoir échapper à son évolution, telle une
fatalité. En effet, lorsque le directeur de l'hôtel parle du gardien
précédent, le plan bascule sur Jack dès que le directeur évoque le massacre.
Ce qui associe la folie et les meurtres de Charles Grady à Jack. Et
le plan de revenir sur le directeur au moment où ce dernier a fini de
raconter le déroulement du drame.
Par ailleurs, lors de cet entretien,
le champ/contre-champ (a priori une structure égalitaire), différencie
les deux hommes et donne au directeur une position dominante. De fait,
le directeur est situé au centre de l'écran, (sa position comporte de
la prestance), et il y a dominance du rationnel et du matériel -donc
du monde sensible- dans le cadre avec les objets sur le bureau, et le
monde extérieur évoqué avec la fenêtre derrière lui et le drapeau américain.
En revanche, Jack est écrivain, donc l'imaginaire est très présent et
l'emporte sur le rationnel : Jack appartient donc plus au monde intelligible,
et derrière lui se trouve un espace clos -pas de lignes de fuite mais
des lignes verticales- ne lui laissent aucune possibilité de fuir, sa
position dans le cadre est décentrée et affaissée. De plus, Jack semble
avoir signé un pacte -les bols sur le bureau- en trinquant avec le directeur.
Jack est donc déjà dominé par l'hôtel Overlook, par la mise en scène.
On peut également s'attarder sur
la présence de la caméra, visible dès le générique lorsque la voiture
semble surveillée lors de son trajet, vers le huis-clos postérieur,
qui est de plus en plus liée à Jack au fur et à mesure que le spectateur
avance dans le récit filmique. Ainsi, lors de la visite de la chambre
237 par Jack, il y a une vue subjective de celui-ci, mais nous ne le
comprenons que lorsque Jack ouvre la porte de sa main et que nous le
découvrons ensuite. Cette vue subjective est d'abord comprise comme
appartenant à la présence qui semble observer les personnages durant
presque tout le film. Cette assimilation Jack/présence débute lorsqu'il
perd complètement pied avec la réalité et ne cesse de croître ensuite.
De fait, lorsqu'il se rend au "bal", Jack apparaît quasiment comme un
fantôme dans une sorte de brouillard qui enveloppe le couloir. Lors
de la découverte par Wendy des écrits de Jack, qui se résument à la
répétition d'une phrase : All work and no play makes Jack a dull boy
(soit "Tout ce travail et pas de jeu font de Jack un garçon morne"),
nous avons à nouveau co-présence de l'esprit qui surveille et de Jack
au moment où Wendy tourne le dos à la caméra, puisque l'ombre de Jack
apparaît tout de suite à droite du cadre -renvoie à tout ce qu'il y
a de mauvais en lui et fait référence à l'expressionnisme allemand.
Par ailleurs, il apparaît comme une ombre durant tout le plan, et il
y a retour de l'ombre dans plusieurs plans de cette scène ! Enfin, lors
de la course dans le labyrinthe enneigé, la caméra suit Dany et représente
Jack/le danger...
L'ironie constante de Jack le
prédestine donc à son évolution, dès l'entretien puis dans son évocation
sans pincettes du massacre des pionniers dans la voiture pour Dany,
au bar lorsque Wendy lui parle de la femme qui a tenté d'étrangler Dany,…
et une scène située lorsqu'il est sensé commencer à écrire -dans la
partie Un mois plus tard- le montre dominant la maquette du labyrinthe.
Un faux raccord regard après un plan sur son visage convainc le spectateur
qu'il assiste à une plongée sur la maquette mais en fait, le rapprochement
de la caméra prouve qu'il s'agit du vrai labyrinthe, avec Wendy et Dany
au centre. Nous avons l'impression que Jack domine le vrai labyrinthe,
comme une gigantesque présence. Or, Wendy ayant déjà parlé de l'hôtel
comme d'une véritable figure labyrinthique au cuisinier, il semble que
Jack a déjà une ombre qui plane au-dessus de sa famille, et que nous
avons affaire à un présage du danger futur. La musique faisant
explicitement référence à la magie durant la plongée sur le labyrinthe
renforce l'hypothèse.
Pour terminer, lors de la partie
lundi, Jack réitère trois fois son vœu de rester à jamais dans l'hôtel,
lui conférant une dimension magique, et renvoyant aux jumelles de la
séquence précédente, qui avaient formulé un vœu presque similaire -"viens
jouer avec nous Dany, à jamais". Aussi y'a t-il un parallèle entre Jack
et les jumelles, entre l'écrivain et les fantômes, liant de plus en
plus le personnage aux spectres.
Enfin, la scène finale, composée
essentiellement d'un long travelling avant dans le hall de l'hôtel,
nous montre Jack sur une des photos accrochée sur un mur. La musique
est celle du bal où Jack se trouvait dans une des scènes du film. Or,
sur la photo, on voit Jack au bal du 4 juillet 1921. Celui-ci est donc
définitivement prisonnier de l'hôtel, les lignes interstitielles entre
les différents cadres des photos formant comme les barreaux d'une cage.
La musique qui semble extra-diégétique* se révèle
être diégétique*. En effet, cette dernière croît
à mesure que l'on s'avance des photos, et se clôt par des applaudissements
et un brouhaha à la fin du générique. Elle appartient à une deuxième
diégèse*, à l'intérieur du cadre où Jack se trouve.
Jack succède à Charles Grady comme serveur de la réception, donc comme
serviteur des fantômes. Cependant, enfermé mais libre dans un univers
parallèle, il fait partie de la mémoire de l'hôtel. Et rester dans les
mémoires, n'est-ce pas le rêve de tout artiste ?
LA STRUCTURE DU FILM
A présent que l'évolution du personnage
principal à travers la mise en scène a été vue -j'ai volontairement
négligé les aspects les plus narratifs comme les excuses du comportement
troublant de Jack données par ce dernier : les problèmes antérieurs
du couple, le contrat signé avec la direction de l'hôtel qui est en
fait le pacte signé avec les fantômes,…- abordons plus en détail la
structure du film.
Avec en premier lieu la structure
du contenu audiovisuel de Shining. Et à ce sujet, c'est le thème du
double qui frappe plus particulièrement l'esprit. Le fait est que dès
la séquence de l'entretien, nous découvrons l'existence de Tony, le
petit garçon qui vit dans la bouche de Dany. Et nous voyons pour la
première fois les jumelles, qui par la suite parleront en même temps
-double voix. Le miroir dans lequel Dany trouve la réponse à la question
qu'il pose à Tony, renvoie lui aussi à ce thème. Ce miroir occupe une
fonction importante dans le film. Dans la partie lundi, lorsque Dany
s'approche de son père, à l'image tout se passe comme si Jack encerclait
son fils, avec son reflet dans le miroir à gauche du cadre, et sa présence
à droite.
Pendant la visite de la chambre
237 par Jack, le miroir permet à ce dernier de s'apercevoir qu'il embrasse
une femme horrible. Il semble qu'une partie de lui le prévient de ce
qu'il lui en coûte de se laisser dominer par les fantômes, et pour une
fois il y a inversion : son double, son côté maléfique est en lui, et
ce n'est plus son reflet, son ombre a pris possession complète de lui.
Dans la suite, il nie avoir vu quoi que ce soit dans la chambre, ce
qui confirme la domination du mal en lui. D'autre part, la symétrie
quasi-obsessionnelle présente dans tout le long métrage participe de
ce thème du double.
A présent, abordons un instant
le traitement audiovisuel du shining. C'est d'abord dans la séquence
de l'entretien, lorsque Tony raconte à Dany ce qui l'inquiète dans l'hôtel
à travers le miroir. Cette réponse à la question de Dany s'effectue
à travers des images et adopte donc un profil narratif différent à celui
de la question (formulée par la parole). Les images ne forment pas un
ensemble narratif : elles sont interprétées grâce à l'histoire du massacre,
racontée précédemment par le directeur. L'image du sang dans le couloir
est symbolique et se retrouve dans beaucoup des visions. Les images
sont référables à un passé et à un futur, elles créent un manque d'information,
une carence. Et, lors de la visite de la chambre 237, il y a retour
de ces images aux statuts différents, et de ce pont entre passé, présent,
futur. Jack, Dany et le cuisinier semblent impliqués dans la visite.
Il y a continuité de la bande-son, mais discontinuité de la bande-image,
et confusion : qui voit quoi ?
Enfin, lorsque Wendy a trouvé
les écrits de son mari et qu'il la dispute, les visions de Dany font
référence à un futur et les intentions de Jack envers son fils lorsqu'il
dit "Il est temps que nous parlions de Dany" sont révélées -avec REDRUM
à l'image. Egalement lorsqu'il dit "Il est temps que nous décidions
de ce que nous devons faire de ce gamin", un flot de sang se déverse
à l'écran...
UN ETOUFFEMENT SPATIO-TEMPOREL
Pour finir, voyons le resserrement
effectué dans l'espace et le temps. Et tout d'abord dans la structure
même, qui régit les différentes parties, où on observe un resserrement
temporel. Chaque partie porte en effet un titre, et à partir de la troisième
partie, les titres donnent des indications temporelles. Le temps se
réduit : on passe de l'évocation d'un mois, puis les titres donnent
des jours, et enfin le dernier titre indique une heure, donc situe cette
partie dans la même journée que la précédente, a priori.
Ce resserrement dans le temps
accompagne celui de l'espace, avec la neige, la radio et le véhicule
inactifs dans les dernières séquences, mais aussi dans certaines scènes
lors de tensions. Dans la séquence du samedi par exemple, lorsque Dany
évolue avec sa voiture dans les couloirs, il est filmé de loin dans
un vaste espace, puis la caméra s'approche de lui dans un couloir étroit,
juste avant l'apparition des jumelles. La séquence suivante (qui montre
une discussion père-fils) se situe toute entière dans la chambre des
parents, tandis que Jack exprime son vœu de rester à jamais dans l'hôtel,
et que Dany lui demande s'il pourrait lui faire du mal. Et Wendy se
retrouve enfermée dans la minuscule salle de bains, lorsque Jack s'apprête
à la tuer...
Il s'avère donc qu'au-delà d'un
simple film fantastique, Shining est une œuvre stylisée à l'extrême,
avec une rigueur maniaque dans la structure, sans cesse mise à mal -exemple
de l'incohérence dans le découpage de certaines scènes, comme dans la
partie mardi.
Tout cela rend compte de l'évolution
d'un homme vers la violence et la folie, et de la fragilité d'une cellule
familiale.
Guillaume Briquet
* Diégèse
: "Tout ce qui appartient
à l'histoire racontée, au monde supposé ou proposé
par la fiction du film" (E. Souriau). Les éléments
du films appartenant "à l'histoire racontée, au monde
supposé ou proposé" sont diégétiques
(ex : une chanson qu'on entend à la radio dans le film), ceux
qui n'y appartiennent pas sont extra-diégétiques
(ex : la musique du film) - ND Pierre, rédac chef.
Fiche technique
- Titre original : The Shining.
- Origine : Etats-Unis/Grande-Bretagne
- Couleurs - 1 h 55.
- Date de sortie France : octobre 1980.
- Production : Stanley KUBRICK/Hawk Films.
- Réalisateur : Stanley KUBRICK.
- Scénario : Stanley KUBRICK et Diane JOHNSON,
d'après le roman de Stephen KING.
- Casting : Jack NICHOLSON, Shelley DUVALL,
Danny LLOYD, Joe TURKEL...
- Musique : PENDERECKI, BARTOK, LIGETI,
LISZT.
- Box-Office France : 2.359.705 entrées.
- Sortie DVD : 26 septembre 2001.
- Liens Internet :
sur la psychologie de Jack : http://www.psycho-terreur.com/psychos.html
sur le tournage du film : http://www.doc-h.demon.co.uk/shining.htm
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"Chacun
est fasciné par la violence. Après tout, l'homme est le tueur le plus
dénué de remords qui ait jamais parcouru la Terre. L'attrait que la
violence exerce sur nous révèle en partie qu'en notre subconscient,
nous sommes très peu différents de nos primitifs ancêtres"
Stanley Kubrick
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