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En ces temps de libéralisme économique et de cloisonnement intellectuel, il semble tout aussi normal qu'un "grand événement" ponctuel comme l'ouverture de l'Année Culturelle de Lille -après c’est promis on retourne à des années de misère cognitive- soit une cérémonie douteuse caractérisée par sa pauvreté artistique et son mauvais goût généralisé (de la splendide sculpture florale qui, sortie de son contexte de production, perd tout sens aux cinquante blessés légers durant le concert-fantôme de Marcel et son Orchestre) ou que, sur le long terme, la représentation cinématographique principalement distribuée (c'est-à-dire la production américaine) réduise de plus en plus le septième art à ne devenir qu'un simple divertissement signifiant mais sans signifié, donc réduit paradoxalement à devenir insignifiant.

Bien sûr, cela fait longtemps qu'Hollywood nous a habitué à nous servir sa soupe indigeste et à nous concocter des spectacles propres à susciter le dégoût d'une forme artistique pourtant si riche pour qui n'a pas eu la curiosité de se pencher sur ce media et d'y chercher les centaines de perles qu'il contient en seulement un siècle d’existence.

Mais là, là… c'est trop ! comme dirait feu-Bruno CARETTE. Il semble que même certains indépendants ayant connu le succès changent de bord.
Si Quentin TARANTINO voit sa formule de mise en scène commencer à s'essouffler (Kill Bill tend parfois curieusement vers le ridicule), il a le mérite de rester fidèle à lui-même quitte à devoir interdire le film aux moins de seize ans et à le censurer en partie (la séquence en noir et blanc ou la bande-annonce dans laquelle le sang apparaît noir sur le vêtement de l’héroïne).

Il n'en va pas de même pour tout le monde. En effet l'exemple des frères COEN est à ce titre troublant. Ils ont créé un certain décalage cinématographique qu'ils semblent désormais mettre en pièces. Barton Fink est une œuvre sombre, glauque à l'atmosphère étouffante tandis que Blood Simple ou Fargo sont des polars noirs en marge des productions classiques du genre. The Big Lebowsky, malgré tout le bien que l'on peut en dire, marque un tournant dans la création artistique des deux frères. L'humour prend le pas sur l'atmosphère, le bon goût sur le mauvais. Suivent O'Brother et Intolérable Cruauté. Le premier pose la question que se posent Joel et Ethan : O frères où êtes-vous ? Le second n'a sans doute d'intolérable et de cruel que le titre (j'avoue que le premier m'a vacciné d'aller voir l'autre). Outre ce changement de cap l'arrivée de Georges CLOONEY comme nouvelle coqueluche du duo remplaçant progressivement John TURTURRO ou GOODMAN en dit long sur les choix apparemment adoptés par le tandem.

De l'humour noir de Fargo à la comédie farfelue O'Brother, il y a un gouffre

On ne parle pas des frères COEN sans évoquer Sam RAIMI, leur ami de longue date avec qui ils ont même travaillé à l'époque d'Evil Dead. Parlons-en, tiens, de cette époque. C'était le temps où Raimi expérimentait une nouvelle forme d'épouvante dans laquelle le gore se réjouissait d'exister pour lui-même et l'horreur supplantait tout message dans une sorte d'esthétique de la récupération cinématographique. Désormais, si Un Plan Simple donne un écho fort sympathique à Fargo, Mort ou Vif quant à lui apparaît comme le formatage d'un réalisateur condamné sans doute à ne plus tourner sans quelques petites concessions. Même Spider-Man, que pourtant je juge comme étant l'aboutissement de l'adaptation d'une BD sur grand écran et comme LE film de super-héros, comporte quelques convenances. David KOEPP, scénariste des blockbusters contemporains (Jurassic Park, Panic Room) construit le synopsis de Spider-Man dans la plus pure tradition des films de super-héros avec l'histoire d’amour qui domine et sur laquelle repose les tensions (comme dans Batman ou Superman). Bien entendu, RAIMI joue avec elles dans la continuation de la récupération amorcée dans Evil Dead (voir le dossier sur Spider-Man), mais cette fois la récupération est forcée par la pression qui entoure le long métrage et non placée comme logique inhérente au film (Evil Dead, au contraire, a besoin des références pour exister car il est une re-visite d'un thème).

Enfin, est-il besoin de rappeler que Peter JACKSON était il y a dix ans le roi du mauvais goût et du gore bien trash et joyeusement burlesque ? Il semble malheureusement que oui. Sur la jaquette des DVD de Bad Taste ou Brain Dead on peut lire : "par le réalisateur du Seigneur des Anneaux". Un comble ! C'est le monde à l'envers. Je ne renie pas l'adaptation fort réussie de l'œuvre de TOLKIEN mais il faut reconnaître qu'elle adopte un humour convenu (le coup du plat dégoûtant dans Les Deux Tours que fait semblant d'apprécier Aragon) voire déplacé (le ressort comique autour du nain), et si la réussite des effets spéciaux est d'autant plus appréciable qu'elle repose aussi bien sur de vieilles techniques (maquettes, costumes, reconstitution de villages…) que sur les nouvelles technologies, elle ne fait pas oublier le classicisme de la mise en scène ou son caractère un brin démonstratif (certaines scènes de combat sont d'ailleurs incompréhensibles tant la caméra adopte le point de vue des personnages et virevolte tandis que Peter JACKSON nous a habitué à tout montrer clairement et de manière plus expérimentale avec beaucoup moins de moyens, d'autres scènes ont fonction de rappel de ce que l'on a appris précédemment), excepté pour les trois quarts du Retour du roi (combats orchestrés de main de maître, esthétique visuelle particulièrement riche, intensité dramatique et immersion rarement aussi abouties dans le genre fantastique) qui malheureusement se clôt de manière trop traditionnelle et longuette (la scène dans la chambre où Frodon se repose après la victoire et retrouve toute la communauté poignante de sensiblerie ou celle dans laquelle Frodon rejoint les terres immortelles on ne peut plus lancinante). Fantômes contre Fantômes amorçait déjà ce processus de standardisation.

Et Mathieu KASSOVITZ, alors ? Pour citer un auteur français qui a retourné sa veste. On aime ou on n'aime pas, mais La Haine tentait de mettre le doigt sur une forme de violence sociale et d'en dégager certaines bribes d'explications. Les Rivières Pourpres représente le film-charnière, dans lequel le réalisateur tente de mettre sa patte au service d'une sombre histoire de meurtres pour montrer qu'il peut être aussi efficace qu'un réalisateur américain pour créer un spectacle grand public. Soit. Toutefois Gothika, son prochain film, démontre qu'il a totalement déserté sa vocation première pour se dévouer corps et âme à Hollywood et sa consécration aux niveaux de la notoriété et de l'argent. Acteurs américains, bande-annonce coup de poing, scénario ultra-classique de thriller. On aurait même du mal à croire que c'est un film de Mathieu KASSOVITZ si on n'avait pas vu Les Rivières Pourpres.

Le grand public découvre ces auteurs avec leurs succès formatés et contrôlés d'un bout à l'autre depuis la production jusqu'à la distribution (il suffit de voir Sam RAIMI en costard pendant le tournage de Spider-Man devant la pression de la production ou comment les deux premiers films du Seigneur des Anneaux ont été coupés au montage car les distributeurs voulaient les diffuser un maximum de fois par jour) et nombreux sont ceux qui pensent connaître l'œuvre de ces réalisateurs alors qu’ils citent Le Seigneur des Anneaux quand on leur parle de Peter JACKSON, O'Brother pour les frères COEN ou aucun film pour Sam RAIMI.

Peter JACKSON continue de travailler en short sur Lord of the Rings...
et Sam RAIMI semble s'être trouvé une respectabilité avec Spider-Man !

Les films que nous proposent aujourd'hui ces créateurs restent des œuvres à part entière et nous font vibrer (à part peut-être ceux de KASSOVITZ). Cependant la nature indépendante, critique ou simplement le ton libre a disparu. Le glauque ou le gore a laissé place au bien-pensant. Le danger, c'est de voir disparaître la libre pensée derrière la libre économie, la volonté de faire réagir ou réfléchir derrière celle de vendre le plus possible. N'oublions pas que le cinéma est avant tout de la re-présentation du réel, il se doit de garder cette dimension, ce pouvoir de mettre l'accent sur des fragments de réalité. Sinon les vibrations cinématographiques pourraient sombrer du côté des bons sentiments et nous faire oublier de regarder le monde qui nous entoure et son "intolérable cruauté".

La télévision a déjà commencé cette déviance depuis longtemps, en diffusant des feuilletons à l'eau de rose ou des émissions aux décors flashy où tout le monde est heureux ou peut devenir une star dans une réalité romancée et aseptisée comme pour faire oublier l'horreur des fragments de violence sociale mis en spectacle dans les journaux télévisés. Et ça, cela s'appelle de la propagande.

Guillaume Briquet

Post-scriptum : Un nouveau texte de loi passé en catimini au Journal Officiel (n°238, du 7 décembre 2003) et consécutif au rapport Kriegel tend à remanier et aggraver le contrôle des films en salles. Il renforcera le poids des instances familiales et médicales au sein de la commission de classification des films, introduisant une "justification" à l'interdiction aux moins de 18 ans, et supprimera l'obligation pour la commission de se prononcer à la majorité qualifiée en ce qui concerne les interdictions dites lourdes (moins de 18 ans, visa X ou interdiction totale). Ces dispositions, entraînant la désignation d'une nouvelle commission, seront effectives le 1er mars 2004. Là aussi, des dérives sont donc à prévoir...

 

"De nos jours il semble acquis que la production cinématogra-phique réduise le septième art à ne devenir qu'un simple divertissement signifiant mais sans signifié, donc réduit paradoxalement à devenir insignifiant"